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JOURNAL DE GUERRE DE MAX JACOB
Francis DEGUILLY
Hélène HENRY
Une paperasserie inestimable
J’offre à Dieu ma vie, ma vieille dure
pauvre vie en échange du Salut de la France.
Max Jacob, 1.6.1940 ( 1)
La médiathèque d’Orléans, entre autres «trésors » jacobiens, possède un cahier d’écolier de quarante-huit pages, manuscrit inestimable appelé improprement Journal de guerre. Mais comment pourrait-on désigner exactement cette paperasserie informelle et indispensable qui ne sortait de la poche de MaxJacob que pour demeurer à portée de main, sur les tréteaux de sa chambre, entre une gouache commandée, un poème, une lettre, une méditation? Henri Hertz déjà témoin de la « Haute Epoque Montmartre » parlait des «feuillets bourrés de vers, de pensées, de remarques saisies au vol », petits calepins «chipés » par Picasso pour un croquis urgent, brouillons, « cahiers d’érudition ». «Carnets de blanchisseuses », dit Max Jacob lui-même en 1923 à son nouvel ami Marcel Jouhandeau: supports bien humbles mais auxiliaires indispensables pour les «grands moyens [..] six kilomètres à pied [..], alors on médite, on rature peu, on pense davantage et on recopie en rentrant »(2).
D’où la gêne du lecteur-chercheur qui se sent un peu intrus de quoi se mêle-t-on ? et sa perplexité devant des textes qui, de toute évidence, ne sont pas destinés à la publica- tion, du moins «en l’état », mais que le poète a voulu fixer pour lui-même.
L’allure superbement décousue du Journal de guerre autorise un peu vite l’impression qu’il charrie pêle-mêle des futilités sans intérêt et des témoignages irremplaçables. Ce qui expliquerait qu’aucune publication intégrale n’a encore été envisagée. Le présent renouveau des Cahiers Max Jacob permet ainsi, par les soins de l’édition de Francis Deguilly, de donner à connaître ce journal qui entre en résonance forte avec l’œuvre et l’exis- tence de cet auteur. Car on oublie que Max Jacob parlait lui-même de ses «quatre vies quo- tidiennes » (avec ces heures, très riches, prises à la nuit et au sommeil pour la méditation ou le poème), où il y a place prévue pour la pratique familière des grandes philosophies et la lecture de ces livres anciens comme ces sombres chroniques du Strasbourgeois Jean Burchard du XVesiècle, des lectures dont il raffole depuis ses incursions à la Nationale avec le boulimique Guillaume Apollinaire et que lui fournit en abondance la bibliothèque délaissée du Monastère. Mais il y a aussi un temps pour les visites à l’hôpital, un temps pour le courrier, un temps pour ébaucher des poèmes en prose, un temps pour les bêtises et les répliques de la jeune Poulette si mal élevée mais qui a un sourire «d’une grâce irrésis- tible», un temps (tout de même !) pour les doléances de Mme Persillard et les regrets de l’ineffable «dame de 85 ans qui n’a pas encore vu Pékin! » ainsi se dessine la meilleure, peut-être ? autobiographie de Max Jacob. «Tout Max est là », dirait Jean Grenier qui jugeait «primesautier » le Maître du Cornet à dés dans les années 1925, mais qui ultérieurement reconnaissait que «cet homme était Protée » avec admiration et respect.
Là-dessus, début juin 1940, tout bascule. «La grande offensive allemande victo- rieuse» déferle sur le Loiret. Jacob n’a pas même le temps, comme il l’escomptait, de s’en- rôler à l’hôpital d’Orléans «avec l’espoir qu’on me donnera quelque chose à faire, fût-ce de balayer les salles et de vider le seau hygiénique »(3). Et le Journal, au fil des heures, se commue en reportage : «Moi aussi, j’ai vu cela. » Finis les soupçons d’excessive légèreté. Poète et témoin, il atteste : «assisté au défilé »; «spectacles déchirants »; «j’ai eu sous les fenêtres une armée immobile ». ; «j’ai vu»; «j’ai vu un cheval mort».
Autre diarium aussi sanglant et macabre que celui de Burchard, la chronique jacobi- enne se veut d’une précision exceptionnelle. Du 11 juin au 29 août, tout est noté, daté, avec au besoin des retours, sur des épisodes dramatiques (les «suicidés» soignés mais volés) ou les moments heureux, inattendus (la rencontre avec Louis Vaillant et Pierre-Michel Frenkel en soldats perdus). Max Jacob raconte en même temps l’Histoire de France, la grande, celle qui demeurera dans les livres : l’exode, les bombardements, la débâcle militaire, les villes qui brûlent, les ponts qui sautent. Et l’histoire de Saint-Benoît-sur-Loire et de son petit peuple éperdu ou dévoué : la cuisine dans la crypte de la basilique, les reliques du Saint emportées de nuit, les vaches et les chevaux égarés, le boucher, l’horloger, Choquet et son taureau, le Père Arsène et les cadavres, la pression et la présence croissantes de l’armée alle- mande. Et la première menace : «Vous êtes juif ! ».
Rien ne lui échappe, les gens, les événements. Il déplore également la ruine de l’église
de Sully-sur-Loire et la «mort de la pauvre petite vieille » cardiaque. Il note sèchement les
vols et les pillages, les exigences et les violences des occupants, les mesquineries des
autorités civiles, les veuleries complaisantes envers les Allemands. Il consigne avec précaution (mais quel intérêt !) les histoires d’espions, les «on-dit » fantasmés («les soldats
noirs découpeurs de seins de femmes»; «l’Armada des radeaux sur la Manche », les «car-
nages » en Bretagne) et, tant qu’à faire, les prédictions de Nostradamus à l’ami Moricand.
La Vierge interviendrait même le 15 août pour rabrouer Max suivant son habitude. «Pour
ce qui est des souffrances, j’en ai pris plein la mémoire », écrira-t-il en février 1941. Mais,
dans l’instant, comment résister au bonheur de rapporter une anecdote, une des histoires
qu’il enregistre en passant ou qu’on lui offre, d’insérer un récit dans le récit ; il a toujours
adoré cela. Voir Homère ou Cervantès, Boccace ou Diderot, raison de plus !
Et le terrible Journal va se clore, en dehors, semble-t-il, de la guerre, sur une nauséeuse querelle conjugale que Jouhandeau lui-même se refuserait à décrire. Une « brève de ménage» qui nargue l’horreur environnante avec son réalisme cru.
Se clore ? C’est exagéré. Un journal-cahier-carnet est toujours une réserve. Des lettres magnifiques (à Jean Follain et Jean Colle en juillet, à Marcel Béalu fin août) vont surgir de ces lignes, racontant le « mois de juin corsé » et exhalant l’immense amertume du poète : «Dire que les grands généraux savaient à quel désastre on marchait. Oh! Les charlatans, les menteurs, la honte ! » Les Méditations sur le thème du Jugement dernier s’inspirent directement des scènes de panique sous « l’arc-en-ciel des bombes ». Et, dès septembre, Jacob dédie à son ami François de Montalivet le poème «Reportage de Juin 40 »(4), un texte splendide qui est en quelque sorte l’aboutissement du Journal : l’Apocalypse et ses fléaux échappés de la Tour Porche de la Basilique et déchaînés sur la maison Persillard, la Loire et les champs de blé. Et la mort partout, parmi les chevaux ensanglantés et les charrettes de fuyards. «Elle saura les rattraper » Tout Max Jacob est là !
NOTES
1 Lettre inédite à Marcel Métivier. Correspondance à paraître aux éditions Paris Méditerranée.
2 Max Jacob, Lettre du 12 juin 1923, dans Lettres à Marcel Jouhandeau, texte établi avec introduction, commen-
taires et notes par Anne S. Kimball, Genève, Droz, 1979, p. 55.
3 Max Jacob, Lettre inédite à Marcel Métivier, 10 juin 1940.
4 Max Jacob, «Reportage de Juin 40», dans Derniers Poèmes, Paris, Gallimard (Poésie), 1982, p. 53.
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