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Antonio RODRIGUEZ, Modernité et paradoxe lyrique : Max Jacob, Francis Ponge,
édition établie et présentée par Anne Kimball, Paris, Jean-Michel Place (Surfaces), 2006, 200 p.
Le dernier essai d’Antonio Rodriguez, publié chez Jean-Michel Place, Modernité et paradoxe lyrique, Max Jacob, Francis Ponge, donne une place de choix à Max Jacob dans l’histoire de la poésie. S’inscrivant dans la continuité du Pacte lyrique (Mardaga, 2003), cette importante étude articule son argumentation en trois volets. Alors que la première section du livre s’attache à esquisser les valeurs esthétiques et éthiques de l’horizon de la modernité poétique, les deux dernières parties développent une critique inédite des œuvres de deux auteurs majeurs de la modernité : Max Jacob et Francis Ponge. En opposant les notions de passion et de maîtrise de soi, d’épanchement spontané et de contrôle de la subjec- tivité, de chaud et de froid, leurs citations mises en épigraphe annoncent la théma- tique du livre : l’alliance paradoxale du « lyrisme » et de la « modernité ».
« Comment être lyrique et moderne à la fois ? » Au seuil de son parcours, l’auteur interroge la difficulté des poètes contemporains à résoudre un tel paradoxe. C’est précisément cette contradiction, ce paradoxe qui nouent la plupart des œuvres marquantes de la modernité lyrique, que l’auteur se propose d’examiner dans Modernité et paradoxe lyrique.
Répertorier les principaux enjeux de la structuration lyrique ainsi que les fondements de cette communication dans le cadre du genre poétique, telle est la première tâche de l’auteur qui se réfère, dès son entrée en matière, à un point développé dans son précédent essai, Le Pacte lyrique, pour distinguer les termes «lyrisme» et « lyrique ». Alors que le premier terme renvoie à l’horizon du roman- tisme avec une connotation négative d’emphase et de sentimentalisme, le second, qui s’impose à partir du XIXe siècle, se caractérise par une mise en forme des enjeux de la sphère affective. Parmi les textes emblématiques de la modernité, «Sonnet allégorique de lui-même » de Stéphane Mallarmé et « Voyelles » d’Arthur Rimbaud font l’objet d’une lecture audacieuse de la part de l’auteur. Généralement saisis comme des exemples de l’autoréférentialité du langage, ces poèmes sont étudiés ici sous l’angle singulier du « pâtir ». Car, comme le souligne l’auteur, «dans le discours lyrique, ce n’est pas l’agir qui sert de filtre à l’expérience, mais le “pâtir” ». Après cette analyse peu habituelle qui fait valoir le rôle des affects et des émotions dans ces textes, l’auteur procède à la mise en placed’une hiérarchisa- tion des valeurs de l’écriture lyrique moderne. Issues de la crise de la fin du XIXe siècle, ces nouvelles déterminations esthétiques sont placées par l’auteur sur une échelle à quatre degrés qui met en avant ce « principe directeur de l’horizon lyrique moderne» qu’est la «distanciation de soi ». Dans les chapitres suivants, l’auteur montrera de manière extrêmement détaillée comment les œuvres de Max Jacob et Francis Ponge font appel à ces quatre « médiations » tout en activant les enjeux de la vie affective et émotionnelle.
Respectivement intitulés « Max Jacob, le cœur mis au loin » et « L’ob-lyre de Francis Ponge », les deux derniers chapitres de l’essai s’ouvrent par l’évocation des grands mouvements où existence et création se rejoignent. Cette présentation générale est suivie de l’exposition des démarches esthétiques de ces auteurs. Minutieusement documentées, ces expositions jettent les bases d’une authentique «esthétique du lyrique » où l’auteur approfondit sa réflexion sur la notion de «style» et de « situation » chez Max Jacob et interroge le concept de « l’ob-lyre » chez Francis Ponge. Il n’est certainement pas exagéré de voir dans l’élaboration de ces « esthétiques » une contribution essentielle pour le renouvellement de la critique des œuvres jacobienne et pongienne. Dans le livre, elles constituent deux parties parallèles, centrales aussi, qui entrent en résonance avec les pages consacrées à la «stylistique des effets lyriques » où l’auteur démontre, grâce à l’analyse formelle d’un large éventail de textes, que les œuvres de Max Jacob et Francis Ponge (pour- tant si proches du formalisme et du matérialisme) fondent en réalité leurs stratégies sur le « pâtir », un concept qui engage toutes les dimensions affectives de l’exis- tence. En renouvelant le pacte lyrique, ces œuvres très différentes produiront un effet semblable : « faire sentir et ressentir la vie affective, en l’incarnant par la textualité ».
Au terme d’un parcours mettant en perspective les enjeux de la communication affective au sein de deux œuvres significatives de la modernité, l’auteur parvient à dépasser les principales contradictions du discours lyrique. Il dénoue ainsi le fameux paradoxe qui, tant du point de vue de la production des textes que de leur réception critique, pèse lourdement sur l’horizon de la modernité lyrique. Ce travail exigeant, qui offre au lecteur une variété d’observations solidement argumentées ainsi que de nombreuses analyses stylistiques, permet à Antonio Rodriguez de véri- fier la validité de certains outils mis au point au cours de plusieurs années de recherche. Pris ensemble, ces outils constituent un véritable cadre opérationnel pour l’analyse rigoureuse des textes du discours lyrique, une méthode propre à rendre la lecture de tels textes moins hasardeuse, plus nuancée et donc plus intéressante. Comme on le voit, Modernité et paradoxe lyrique ouvre des pistes importantes pour la recherche actuelle dans le champ de critique littéraire.
Monique Gallarotti-Crivelli
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