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Max JACOB, Lettres à Lionel Floch,
édition et commentaires d’André CARIOU, Rennes, Apogée, 2006, 93 p.
André Cariou, conservateur en chef du musée des Beaux-Arts de Quimper, publie aux Éditions Apogée un recueil de quarante-cinq lettres écrites entre octobre 1933 et mai 1939 à Lionel Floch sous le titre Max Jacob Lettres à Lionel Floch. Cette publication nous offre un aspect inattendu de la correspondance de celui dont Anne Kimball a si justement démontré qu’aucune ne saurait être typique.
Les Lettres à Floch sont une correspondance familiale toute de simplicité. Elle s’adresse parfois à Suzanne Floch directement, mais plus souvent au couple Floch ou, en cercles concentriques, à Lionel et à travers lui à son épouse puis, à travers eux, à leurs enfants. La pluralité des destinataires et des adresses confère à cette correspondance triangulaire une modulation polyphonique originale.
Les lignes de Max se nourrissent de l’ordinaire de la vie comme on partage le
pain. Quand on le voit ailleurs se risquer à jeter les ponts d’amitiés qu’il se met en
peine de conquérir, forcer le traits du sentiment de peur de manquer l’amour désiré,
ici l’amitié est un donné, roc sûr, réconfortant, qui s’étend, au-delà des scripteurs
alternés, à la parenté de vieilles familles du pays (les Jacob, les Floch, et les Gautier,
lignée de Suzanne) dont les histoires respectives constituent une part du paysage
intérieur commun qui relie les trois amis.
Autre trait caractéristique de cette correspondance, l’échange épistolaire
accompagne souvent un échange de dons et de contre-dons, attentifs, soit à enrichir
l’espace de bonheur personnel de l’un (la collection d’autographes de Suzanne),
soit à aider l’autre à subvenir à des besoins élémentaires harcelants (envoi à Max de
photos à partir desquelles il peindra ses gouaches), soit à accroître le plaisir du
partage (envoi d’un dessin ou d’une peinture de Floch à Jacob).
Le naturel de la langue de Jacob, qui adopte parfois une forme parlée
presqu’enfantine, traduit au plus près la spontanéité des échanges. Le sentiment
s’exprime dans la simplicité de son élan. Rien ne relève ici de la conceptualisation
et de la théorie, très peu ; l’épistolier n’use pas non plus du second degré du
sarcasme ou de l’ironie, il ne dissout pas son écriture dans de mortelles pirouettes.
Jacob se tient au plus près de son cœur : il évoque des moments de vie communs,
passés ou espérés, en rappelle le bonheur, le suscite encore dans le temps de la
lecture comme prémisse de la rencontre à venir. Si la réflexion bien sûr n’est pas
exclue des lignes tracées par sa main, elle se manifeste comme la résonance d’une
expérience de vie évoquée à travers l’immédiateté des événements qui constituent
le fil de ses lettres.
Comment le thème obsédant de la Bretagne serait-il absent de l’écriture de mis- sives adressées à un ami peintre qui est resté au pays ? La Bretagne, à la fois événe- ment et résonance, constitue l’ancrage du mythejacobien. Elle rend, à travers ce couple de l’homme et de la femme auxquels il s’adresse, la transparente précision d’un dessin du jardin des origines dont il ne sait comment il se trouve irrémédiable- ment exclu et dont le fil de son écriture recherche inlassablement le seuil interdit. Quand il invoque René et Suzanne dans leur bonheur, qu’il proclame continu, dans leur jardin en Bretagne, il ouvre dans son âme sans le vouloir la béance d’où sourd la déploration du jardin de son enfance au pays qu’ils ont partagé. Il dessine un jardin imaginé que figure la Bretagne, comme jardin de la création, encore plus proche que le jardin de Pont-Croix, le gan-eden, jardin de la jouissance, qui plus tard deviendra Paradis, dont il est ordinairement forclos mais auquel, peut-être, seule la présence de ce couple semble pouvoir l’introduire dans la jouissance de sa plénitude comme un de ces rares instant où le mythe s’accomplit dans la géographie d’un moment. «Je pense à vous comme on pense à l’Oasis et au Paradis ! Vous êtes devenus synonymes de bonheur, de beau paysage, de franchise et d’amitié. »
Un heureux encart de huit planches de photographies est placé à la fin du pre-
mier cahier. Il donne à voir deux dessins et des peintures de Floch, une gouache de
Jacob, un poème manuscrit unissant les écritures de Max Jacob et de René Pillet.
Comme le note André Cariou dans l’introduction, les notations concernant la pein-
ture sont rares dans ces lettres. Ce mélange judicieux de leurs peintures rappelle
avec raison que Jacob, peintre lui-même, s’adresse à un autre peintre. La qualité de
portraitiste de Floch s’apprécie quand il donne chair aux visages, celui de Max et
celui de Suzanne, qui se sont penchés sur ces lettres avec ferveur. Peintre de la vie
populaire en Bretagne, la qualité de son dessin, la délicatesse de ses couleurs
lumineuses invitent à s’attarder sur des scènes qui prennent aussi aujourd’hui valeur
de témoignage ethnographique.
André Cariou a posé ses notes de bas de pages comme des camaïeux: elles font ressortir le texte sans l’écraser. Des notes simples comme des fenêtres à ouvrir pour voir par moments les paysages vivants où s’inscrit la parole de la lettre. Quand elles donnent des précisions sur des personnes évoquées par Max, les notes sont documentées mais restent courtes. Il n’y a pas rupture de ton entre le texte de la lettre et le texte des notes qui maintiennent à leur place un dynamisme certain. La qualité de la typographie met agréablement en valeur l’unité de l’ensemble. L’introduction fait revivre l’ambiance de ce finis terrae qu’apprécient toujours les artistes et les intellectuels de l’entre-deux-guerres. Il est dommage que la partie analytique soit alourdie par l’accumulation des citations.
La correspondance s’achève sur les deux lettres terrassées qui, en face à face,
s’efforcent de prendre acte de l’atroce rupture. Suzanne n’est plus. Le paradis n’a
plus figure humaine, il n’a plus de lieu continu. Désormais, c’est la mémoire des
éclats de mer, de vergers et des fougères de Bretagne qui soutiendront son attente.
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