CMJ n°6 - Sans protocole

Vous pouvez accéder à certains articles gratuitement en parcourant le sommaire du numéro ci dessous,
pour acquérir la revue cliquez ici

Jean-François LOUETTE, Sans protocole,

préface d’Adriano MARCHETTI
        Paris, Belin (L’Extrême contemporain), 2005.
 

Comment aborder des œuvres qui visent précisément à remettre en question les codes génériques et les écoles littéraires, des œuvres «modernes », portées vers l’invention de l’inédit et la production de multiples ambiguïtés ? «Sans protocole», répond Jean-François Louette, qui explore dans ce recueil d’études fouillées les univers poétiques d’Apollinaire, Segalen, Max Jacob et Michaux. Tous quatre partagent des positions-frontières dans les grands courants littéraires du XXe siècle (prise de distance à l’égard du symbolisme, de l’unanimisme, défiance à l’égard du système surréaliste...), tandis que les genres qu’ils choisissent manifestent une contestation évidente du système métrique. Les poèmes retenus dans cet ensemble d’é- tudes posent en outre d’évidents problèmes d’interprétations, de sorte que Sans protocole est aussi un ouvrage qui met en abyme la démarche critique. Pour épouser au mieux le sens des textes, Jean-François Louette mobilise souplement l’ensemble des outils critiques, tout en offrant chaque fois une synthèse complète des lectures antérieures.

Les deux études consacrées à Apollinaire visent à approfondir les questions du lyrisme apollinarien, du statut du sujet et de la fonction de l’écriture, dans une double relation de reprise et de refus de l’héritage. En considérant en effet la distance d’Apollinaire à l’égard de l’unanimisme de Jules Romains, c’est tout à la fois sur l’importance du corps que Jean-François Louette attire l’attention, et sur la présence d’un sujet-monde refusant de se dissoudre dans le Tout : deux points de contestation de l’esthétique symboliste. En s’attachant par ailleurs à l’«incertitude » qui, à de multiples niveaux, traverse la poétique du «Voyageur », il montre comment peut s’y lire en filigrane un rapport complexe à la mémoire, minée par l’oubli. Non seulement une relation de tension à l’égard de la tradition poétique est là encore manifeste, mais c’est désormais l’écriture seule, nous dit le poème d’Apollinaire, qui est à même de sauver le passé de l’oubli, dans un jeu de troublants clairs-obscurs.

Trois études sur l’œuvre de Segalen s’ensuivent, qui offrent une traversée des œuvres principales du cycle chinois : Stèles, dont la poétique est ressaisie à partir d’un poème précis, Le Fils du Ciel où se pose le problème de l’énonciation, Équipée que traverse la question du genre. Ce sont tout à la fois les interrogations de l’esthé- tique segalénienne et là encore celles de toute une époque qui se trouvent énoncées: Comment donner voix à un «immatériel non religieux» (on connaît la défiance de Segalen à l’égard des monothéismes) ? comment, dans le même temps, offrir une «saisie du réel dans sa pluralité »? Telle est la tension principale qui traverse la poétique de Stèles, une poétique soucieuse, qui plus est, de répondre par la rigueur de ses codes au risque d’une dissolution du sujet. Les caractères inscrits deviennent alors, montre Jean-François Louette, la seule et unique demeure de l’âme. Cette interrogation sur le pouvoir qu’a l’écriture de pallier l’absence se prolonge ensuite dans Le Fils du Ciel, qui vise à donner voix à l’Empereur mort, puis dans Équipée qui mène son «voyage au bout du Réel » en superposant de multiples codes génériques et en brouillant finalement toutes les pistes. Il s’agit bel et bien, dès lors, de faire de l’écriture un espace de jeudestiné à «produire de l’énergie ».

C’est dans le titre d’un des premiers recueils — Les Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel – que l’étude sur Max Jacob trouve son point d’im- pulsion. L’articulation du «burlesque » et du «mystique » est en effet la question la plus délicate de l’esthétique jacobienne ; Jean-François Louette y rencontre ici un certain nombre de lectures critiques dont il tend à contester les conclusions. À coup sûr, le poème en prose n’est pas le genre propre au burlesque, quand le poème en vers serait celui de l’inspiration mystique. À travers l’étude précise de quelques poèmes du Cornet à dés, Louette nous montre comment le jeu verbal et l’ironie bouffonne traduisent d’abord le «recul » du divin et l’«échec de la quête mystique ». Mais cela est au service de l’élan religieux: le burlesque ménage dans le poème l’espace en creux d’un «saut mystique ». Ainsi s’articulent avec complex- ité les deux postulations d’une esthétique ambiguë, expression là encore des ten- sions propres à la modernité.

Le chameau qui traverse «Intervention» s’offre comme le fil directeur (le chameau passera-t-il le chas de l’aiguille ?) d’une étude de l’« incongru» chez Michaux. Louette en expose les multiples manifestations et en déploie les enjeux: remise en question du principe naturel au profit d’une imagination en liberté et d’une magie destinée à «corriger le monde tel qu’il est »; mise en abyme d’une esthétique volontairement déconcertante ; stratégie destinée à bousculer son lecteur. C’est alors au croisement de Breton, de Lautréamont et surtout d’Alphonse Allais que Michaux place son chameau honfleurais. «La parpue » propose sa «zoologie fantastique » en relais, texte où Michaux concentre à la fois «l’expres- sivité paroxystique » de son univers, et son ironie à l’égard des savoirs positifs. Bien plus, c’est l’accès au langage qui se trouve ici métaphorisé dans un travail subtil sur les phonèmes: une « langue-mère », sensible et féminine, naît alors de la repoussante «parpue » – langue utopique d’une poésie toujours à venir. Enfin, l’humour noir de «Nuit de noces » clôt très à propos l’ouvrage : dans le décalage entre énoncé et énonciation, ce court récit cruel fait entendre sa tonalité singulière, à distance mesurée d’un auteur qui semble dénoncer ses propres choix. Celui du poème en prose avant tout, ce rejeton de la modernité qui ne sait pas lui-même s’il porte le deuil de la poésie ou en annonce le renouvellement.

Ces mises en perspective éclairantes, où se réfléchissent les mutations décisives de la poésie du XXesiècle, ne sont en outre jamais dépourvues de multiples touches d’humour et de pirouettes verbales – des «jeux de masques de Max» à son «échelle de Jacob». Ainsi retrouve-t-on, au cœur même de la démarche critique, toute la facétie des poètes dont elle a suivi l’itinéraire.

Anne Gourio

 
Retour
Panier
Édités par l’association des Amis de Max Jacob, LES CAHIERS MAX JACOB — revue annuelle — sont publiés avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Centre, du Conseil Général du Loiret, de  la ville d’Orléans et de Quimper, de la Communauté de Communes Val d’Or-Forêt et du Centre National du Livre.

Les Cahiers Max Jacob sont présents chaque année, en octobre,  au Salon de la revue organisé par ENT’REVUES (espace des Blancs-Manteaux à Paris) grâce à l’aide de Livre Au Centre, agence régionale pour le livre en région Centre.