CMJ n°9 - LES POSITIONNEMENTS POLITIQUES DANS LA
CORRESPONDANCE JACOBIENNE

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LES POSITIONNEMENTS POLITIQUES    
DANS LA CORRESPONDANCE JACOBIENNE

Géraldi LEROY*

Il relève de l’évidence que la génération de Max Jacob a été confrontée à une conjoncture extraordinairement difficile. Les contemporains se sont évertués à trouver, non sans déchirements ni contradictions, des solutions pour y faire face. Puisque la brièveté de cette communication implique un inévitable schématisme, nous poserons que les débats qui ont si fortement agité la société française d’avant la Grande Guerre au nouveau conflit mondial peuvent se ramener à deux questions essentielles : l’une porte sur la paix et la guerre, l’autre sur le régime politique. L’euphorie née de la victoire militaire de 1918 ne survécut pas aux années 20. Les années 30 ouvrirent une crise multiforme extrêmement profonde. La perception de la renaissance du danger allemand, la dépression économique mondiale, les scandales politiques intérieurs ont cumulé leurs effets pour exaspérer inquiétudes et passions et pour creuser un infranchissable clivage binaire y compris dans les milieux littéraires où les rapports traditionnels de confraternité se trouvèrent sérieusement mis à mal. Pour assurer la défense de la France, devait-on recourir à l’attitude nationaliste traditionnelle ou imaginer des solutions internationalistes à la manière du Jaurès d’avant 1914 ? Pour mettre fin à la crise, ne fallait-il pas changer les institutions parlementaires accusées d’impuissance et de corruption ? On n’oubliera pas qu’à l’époque le communisme et le fascisme ont pu paraître constituer des réponses, chacun à leur manière, à la crise du libéralisme bourgeois(1).

Dans ces affrontements, les « intellectuels »(2), les écrivains en particulier, dont l’audience était sans commune mesure avec celle qu’ils exercent aujourd’hui, ont tenu une place considérable. La référence au nouveau parti communiste est ici constante dans la mesure où il a impulsé des initiatives dont les écrivains se firent les hérauts ou vis-à-vis desquelles ils eurent à se situer. Henri Barbusse, sympathisant du PCF avant d’en devenir adhérent en 1923, fut l’agent zélé, quoique souvent contesté au sein même du parti, des thèses défendues par le PCF dans les milieux intellectuels. L’Internationale communiste se présentait comme un facteur de paix essentiel puisqu’elle attribuait la cause des guerres à la concurrence internationale générée par le capitalisme. En France, Barbusse se fit le relais de ce courant en faveur du pacifisme. Romain Rolland, malgré ses réserves sur l’usage de la violence, avait adressé dès 1917 un message « A la Russie libre et libératrice ». Le même Barbusse fut l’un des animateurs du débat sur la notion de littérature prolétarienne qui souleva de vives controverses chez les écrivains progressistes. Barbusse encore fut l’un des principaux artisans de la mise en place de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), fondée au début de 1932, qui se donnait comme la section française de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires. En juin 1934, Aragon, autre écrivain rallié au PC, s’employa à diffuser le concept de « réalisme socialiste » qui avait succédé en URSS au mot d’ordre en faveur de la littérature prolétarienne et s’était révélé incompatible avec les conceptions littéraires enracinées en France. Peu après, l’Internationale ayant décrété que la plus large alliance devait être réalisée autour de l’antifascisme, le PCF cessa d’opposer culture bourgeoise et culture prolétarienne alors qu’auparavant tous les partis situés à sa droite étaient globalement considérés comme crypto-fascistes. Cette politique d’ouverture culmina dans l’été 1935 avec une nouvelle ligne se réclamant de la « défense de la culture ». Ce thème était avancé pour permettre une vaste union chez des intellectuels inquiets de la répression à l’encontre des artistes non-conformistes en Allemagne et en Italie. Comme on voit, le PCF, par intellectuels interposés, créait souvent l’événement dans le domaine culturel, même si ses initiatives suscitaient les plus vives réserves. Le groupe surréaliste lui-même crut indispensable de se rallier au parti (manifeste « Au grand jour », mai 1927) pour être conséquent avec son inspiration révolutionnaire, inaugurant par là une relation qui fut tumultueuse. Le phénomène des « compagnons de route » traduit bien cette fascination.

L’omniprésence du militantisme communiste ne doit toutefois pas donner le change. Malgré son aptitude à la médiatisation de ses actions, il n’ébranlait pas véritablement les forces de conservation sociale en France. La pensée traditionaliste restait fort bien représentée. Aujourd’hui, on n’a plus conscience du prestige dont jouissait l’Action française et de son rayonnement dans les milieux intellectuels et politiques.

Comment Max Jacob s’est-il situé par rapport aux grands courants qui s’affrontaient ? La réponse est loin d’être évidente. Aucun témoignage ne nous renseigne sur les journaux qu’il lisait. Ses très nombreuses lettres semblent en règle générale superbement ignorer les graves événements qui leur sont contemporains. Ses préoccupations principales portent sur la religion, l’éthique et l’esthétique, sans compter les événements souvent menus de la vie quotidienne. En matière politique, ses propos sont rares et extrêmement allusifs(3). Encore faut-il dire que les formulations volontiers ludiques employées empêchent de tirer des conclusions fermes et obligent l’interprète à la prudence. À une exception près dont nous reparlerons, Max Jacob ne s’est jamais engagé dans le débat public. Il considérait manifestement que ce type d’engagement était incompatible avec une activité authentiquement littéraire.

Tous sont ou écrivains sportifs, politiques ou écrivains commerçants ou écrivains dostoïewskiens [sic] ; à force de créer des associations d’écrivains de guerre ou d’écrivains d’Utilité Publique, la qualité a fini par l’emporter sur le but : il y a “sportif, dostoïewski [sic], politique, guerre, utilité publique”, mais plus d’écrivain pour l’écriture.(4)

Cette absence de réaction est d’autant plus frappante qu’il n’a certainement pas manqué d’évoquer les querelles d’époque dont il connaissait bien beaucoup des protagonistes, à droite et à gauche. En tout cas, on ne le classera pas comme révolutionnaire. La misère éprouvée pendant sa vie de bohème à Montmartre, le manque d’argent ressenti toute sa vie n’ont pas fait de lui un révolté. Ce décalage entre avant-garde artistique et avant-garde politique a d’ailleurs souvent été observé.

Cela étant dit, cette discrétion ne signifie pas indifférence. Certes, il n’est pas un doctrinaire soucieux d’édifier une synthèse rigoureuse de ses idées politiques. Si elliptiques que soient ses déclarations en la matière, son positionnement n’est pas douteux : il est d’esprit nettement conservateur. Sans doute faut-il voir là un héritage du milieu commerçant dans lequel il a été élevé. Il est clairement allergique à l’internationalisme communiste et n’a jamais manifesté de sympathies pour les problématiques développées par ce dernier. Les discussions sur la littérature prolétarienne, sur le réalisme socialiste qu’il n’ignore d’ailleurs pas puisqu’il y fait parfois allusion(5) n’ont pas rencontré la moindre adhésion chez lui. Il n’a jamais répondu aux enquêtes lancées par la revue de l’AEAR, Commune, auprès des écrivains. Son compagnonnage avec Philosophies(6) lors de sa fondation au printemps de 1924 ne doit pas donner le change : logiquement, il ne s’est pas poursuivi quand la revue amorça au tournant de 1924-1925 un rapprochement avec les surréalistes puis avec le PCF. Un passage d’une lettre à Cocteau est parfaitement catégorique à cet égard. « As-tu vu le nouveau Soviet signé Clarté, Surréalisme, Morhange, etc. Je vais profiter de cette signature pour rompre avec Morhange : je ne veux pas être avec les assassins décidément. »(7)

Certains propos de sa part font même entendre une tonalité réactionnaire. Le 24 décembre 1936 à Jouhandeau : « Les ouvriers ayant rompu les derniers remparts de la bourgeoisie : M. Blum, cette bourgeoisie va passer d’un bloc à la réaction avant peu d’années. Le radicalisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’en a pas pour dix ans. »(8) À Jabès, il confirme deux ans après ce type d’appréciation : « La politique de la France n’est depuis vingt ans menée que par une peur intense du communisme. De là les hautes payes des ouvriers qui amènent les hauts prix des commerçants. De là les pensions ruineuses à tire-larigot au peuple. »(9) Il est resté parfaitement étranger à l’explosion de joie qu’avait suscitée « l’embellie » du Front populaire dans le monde ouvrier. A plusieurs reprises, il dément les revendications sociales qui se font jour en leur opposant la prospérité globale qu’il croit observer : « Les journaux sont pleins des malheurs de la campagne et je vois des fourrures aux paysannes, des marchés pleins de vie. »(10)

Précisons mieux son positionnement. Max Jacob est très critique sur les institutions parlementaires à tel point qu’il met en cause la démocratie elle-même. L’émeute du 6 février 1934 lui suggère ces commentaires :

Nous vivons dans une atmosphère d’angoisse qui rappelle celle de la guerre. Les gens se regardent dans la rue avec inquiétude, beaucoup moins depuis l’arrivée de Doumergue. On ne pardonne pas les coups de feu évidemment préparés (c’est démontré). – Quand un voleur est surpris, il tire, c’est ce qui est arrivé ; ne pouvant pas s’excuser le gouvernement se met en colère. Après quoi, il bafouille. Daladier sur une affiche appelle l’affaire Stavisky « quelques défaillances individuelles ». C’est de l’insolence. On a parlé à la chambre de « tenir compte des agitations de la rue... » avec indignation, comme si les agitations de la rue, ce n’était pas l’opinion publique et je vois dans un journal « il faudra dorénavant gouverner en tenant compte de l’opinion publique » ! C’est à se demander si on rêve ou qui est fou à lier. Ainsi la démocratie ce n’est pas l’opinion publique ! Alors qu’est-ce que c’est ? C’est une oligarchie de malins qui profitent de leurs pouvoirs pour tondre la toison d’or.(11)

Il faut bien marquer ici que ces propos ne signifient nullement une adhésion au fascisme. Certes, Jacob ne s’est pas inscrit dans le Comité des intellectuels antifascistes créé en mars 1934, mais sa réaction a été partagée par nombre de Français écœurés par les scandales de la période où se trouvaient trop souvent compromis des hommes politiques. S’il est vrai que l’émeute du 6 février a été exploitée par l’extrême-droite, elle ne traduisait nullement pour la plupart des manifestants en tout cas une aspiration à une dictature de type fasciste même s’il est vrai que beaucoup de contemporains l’ont ressentie ainsi.

Ce conservatisme l’a amené plusieurs fois à se sentir proche (sans toutefois y adhérer) de l’Action française alors même que l’antisémitisme affirmé du mouvement néo-royaliste aurait dû l’en tenir éloigné. Au début des années 20, il baigne dans une atmosphère royaliste à Saint-Benoît où le curé et le vicaire étaient, à l’image d’une partie notable de l’Église de France, sympathisants actifs de l’idéologie maurrassienne. Ils n’ont pas manqué de faire pression sur le poète. Parlant du vicaire, il confie à la princesse Ghika : « J’ai eu beaucoup de peine à ne pas devenir son lieutenant (Action française, réunions, discours à faire, projets, montage de coups, etc.(12) » Même s’il est naturellement peu enclin à suivre ce type d’injonctions, il n’a pas nié l’attrait exercé sur lui par les thèses de l’Action française. En 1927, Jacob expliquait son attirance d’alors pour ce mouvement par un stéréotype cher aux maurrassiens : les Juifs sont coupables d’être des agents révolutionnaires.

Quand je suis arrivé à St Benoît /il y a 6 ans/ je ne m’étais jamais soucié de politique. J’étais vaguement royaliste parce que c’est nous les juifs qui avons inventé l’onction royale et que je trouvais odieux que le peuple le plus aristo du monde et qui remonte à quels rois ! aventuriers comme David, prêtres comme Melchissédec ou autres, frayât avec de pauvres intellectuels de faubourg courtisans des bas populos.(13)

Il reconnaissait les contradictions auxquelles il s’exposait en ne récusant pas un tel voisinage. À Cocteau il écrivait le 3 février 1922 : « Tu vois la situation : je vais ou voter contre mes origines ou voter contre l’Église C’est une tragédie ! ou je donne les Juifs à pendre ou je donne Dieu à perforer. »(14)

Mais de réels points de contact existaient entre la mouvance royaliste et lui. D’abord un réel patriotisme l’en rapprochait. Il en partageait le traditionalisme tant sur le plan politique que sur les plans culturel et religieux. À Leiris le 24 novembre 1921 :

Quand les révolutions du XIXe siècle ont tout saboulé, il est resté une tradition, mais cette tradition de plus en plus détruite par les générations est réduite à néant. Où est le bien ? Où est le mal ? le cinéma nous donne des bandits à applaudir ; la guerre glorifie la force et la malice. Suis-je fort ? suis-je malin ? voilà ce que demande un homme. Et si je suis fort et malin, que dois-je faire ? se dit-il après une lecture de Nietzsche.[...]

La France souffre depuis 1789 – 1789 est allé trop loin. 1789 était nécessaire, mais qui veut bien faire va trop loin. Nous avions besoin d’élargir nos cerveaux : c’est fait. C’est tellement fait que nous sommes malades. La guérison c’est la tradition de la France. La France est un fleuve sorti de son lit qui ne sait plus le retrouver. Quelle est la tradition qui a donné à la France sa grandeur et sa place ? la tradition catholique. Toutes nos qualités sont catholiques. Regardez les meilleurs personnages de Molière, ceux qui incarnent pour lui la perfection, et dites s’ils ne sont pas de pure essence catholique. Revenons donc au catholicisme sans cléricalisme, c’est la bonne formule.(15)

Cet attachement au statut séculaire de la religion catholique explique sa vive réprobation à l’égard des lois qui ont conduit à la séparation des Églises et de l’État. Informant la princesse Ghika qu’il a changé d’adresse, il lui indique que désormais il « habite le monastère vide d’où les moines furent chassés par trois lois criminelles »(16).

Il rejoignait encore les Maurrassiens en exprimant le 20 septembre 1922 son adhésion au brûlot de Léon Daudet, Le Stupide XIXe Siècle. Exposé des insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France depuis 130 ans (1922). A cet ennemi irréductible des idées libérales, à cet antisémite patenté, il a envoyé une lettre très déférente et extrêmement louangeuse. Qu’on en juge par l’extrait qui suit :

Cher Monsieur et très admiré maître, J’ai dévoré votre « Stupide ». En ce moment nous le lisons par petits tranches pendant des heures à haute voix, moi – c’est moi qui lis tout haut, assez mal, hélas ! – et quelques jeunes gens et prêtres qui sont ici. On s’interrompt, on commente, on discute, on apporte chacun son anecdote pour confirmer : c’est charmant ! Ces heures sont devenues les plus belles de la journée et nous aimons de vous les devoir. Quant à moi qui ne connaissais de vous que les romans, je fais le projet de connaître tout ce que vous avez écrit.

Les 22 points ! et le portrait du « libéral » me semblent du haut comique ; je prends “haut” au sens véritable. Je veux dire du comique qui égale Swift ou Rabelais. Le comique qui vient d’une compréhension philosophique de l’histoire des hommes, des âmes. Quand on a atteint ce comique-là on a écrit ce qui est immortel. [...]

Il est vrai que, dès le lendemain, il fait d’importantes réserves sur le contenu du livre dans une lettre à Cocteau, mais il persiste à en admettre l’inspiration générale.

Je pense, nous pensons, depuis toujours ce qu’il dit avec éclat mais comme c’est facile de rayer d’un trait de plume les œuvres et les efforts de tant d’honnêtes gens (auxquels il doit tout). Car personne n’est plus XIXe que lui ! Quant à la finance juive, je suis encore à la chercher : je ne connais pas un seul juif banquier sauf les Lazarus qui sont pauvres ou moins riches que les Daudet. Il dit aussi que la morale laïque est d’origine allemande./ Ceci est comique/. Il oublie que la morale chrétienne est d’origine juive puisqu’enfin notre Seigneur, la Sainte Vierge et les évangélistes étaient juifs. Et puis ! il croit au Paysan etc. la soupe, le vieux bon sens...C’est un homme de bibliothèque égaré dans les idées et la politique par un tempérament bouillant. Au fond il m’est très sympathique : je le trouve drôle et plein de talent pour le théâtre !! Ce serait un acteur épatant : Guitry.(17)

Son éloge de l’art classique(18) auquel il avait procédé dans Les Nouvelles littéraires et dans l’Art poétique était tout à fait compatible avec les thèses esthétiques de Maurras. D’une manière encore plus significative, il félicite chaudement Henri Massis pour avoir écrit Défense de l’Occident (1927), livre qui dénonce les influences venues de l’Est (Russie bolchevique, Asie) susceptibles selon lui de ruiner la civilisation européenne.

Ce n’est pas seulement un livre de mouvement presque lyrique – par la force de conviction qui lui donne des ailes – c’est une de ces œuvres qui font date, un livre qui marquera la reprise de la France par elle-même. [...] C’est un bonheur pour les catholiques de vous avoir.(19)

Les convergences ne s’arrêtent pas là. Il faut ici évoquer la question de la guerre d’Espagne qui a si profondément divisé la France de la fin des années 30. Le seul engagement public de Max Jacob s’est opéré de manière bien surprenante à ce propos. On ne tiendra pas compte de sa photographie qui figurait en vis-à-vis de celle du général Franco dans la revue pro-franquiste Occident le 25 décembre 1937. En l’occurrence, sa bonne foi a été surprise. Beaucoup plus problématique est la signature qu’il a consentie dans la même revue au manifeste (10 décembre 1937) « Aux intellectuels espagnols » qui souhaitait sans la moindre nuance le triomphe de la cause nationaliste au nom de la civilisation, de l’ordre, de la justice ! Son nom apparaît dans le numéro du 25 février 1938 aux côtés de 200 personnalités de droite et d’extrême-droite. Quelles raisons ont poussé Jacob à ce geste, lui d’habitude si soucieux de ne pas afficher ses convictions aux yeux de tous ? Les exécutions de prêtres espagnols ? la destruction des églises ? Sa ferveur catholique a dû peser de même que l’exemple de Claudel unilatéralement engagé du côté franquiste. Il a peut-être été rassuré par une phrase du manifeste qui répondait chez lui à une attitude constamment observée jusqu’alors : « Nous nous plaçons au-dessus de toute politique ». Il reste que, bon gré mal gré, il s’est rallié de fait à une position manichéenne, ignorant les exactions franquistes, en particulier celles commises contre le clergé basque. Picasso, Guilloux, Malraux, d’autres catholiques, Mauriac, Bernanos, Maritain, Bergamin, avaient témoigné d’une approche plus nuancée et plus généreuse.

Loin d’être indifférent aux périls de guerre qui croissent en intensité après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Max Jacob s’est montré de plus en plus inquiet. Dans l’ensemble, il fait preuve de lucidité sur la situation à venir. À preuve ce passage d’une lettre écrite le 27 septembre 1938 à André Sauvage : « Hitler a assez dit et imprimé ses projets pour qu’il ne soit pas permis d’en douter et il est doué d’un orgueil assez fort pour que les alliances qu’on lui oppose ne l’arrêtent pas. L’issue n’est pas douteuse et l’Allemagne est vouée à l’écrasement mais que de morts auparavant. »(20) Au début de la drôle de guerre, il n’est pas dupe du pacte germano-soviétique : « On aura de l’imprévu et les Russes sont un danger, plus dangereux pour Hitler qui commence là des relations qui l’aveugleront. »(21) Plus réaliste que le haut état-major, il prévoit même l’invasion de la Belgique.

Il y a des hôpitaux sans blessés et des lignes Maginot sans attaques. Je crains que cet état latent ne dure pas hélas et que ça doive bientôt chauffer dans le Nord. Hitler va essayer de relever son prestige par des victoires, [...] il va fondre sur la Belgique et il y aura du mauvais.(22)

Ces marques de lucidité s’accompagnent d’une totale passivité et Max Jacob s’abstient de toute manifestation, fût-elle symbolique, pour faire face aux événements. Il ne s’associe à aucun des courants qui, avant 1940, tant à droite qu’à gauche, avaient plaidé pour éviter le conflit. Pendant la guerre, quelques allusions montrent bien qu’il a persisté dans ses réflexes conservateurs, anticommunistes en premier lieu. En décembre 1939, à propos des difficultés rencontrées par les Soviétiques lors de leur invasion de la Finlande, il écrit à Alain Messiaen : « Oui, je prie pour les Finlandais – leur résistance est une joie profonde pour moi ; les communistes reçoivent une leçon. »(23) Il continue à attribuer aux mœurs de la Troisième République les malheurs du pays. « Oui, je crois à une renaissance française. Ce contre quoi il faut lutter, c’est contre la politique, les opinions divisées, l’esprit révolutionnaire, qui est essentiellement français. Il faut l’union à tout prix. »(24)

Il est très délicat de déterminer les sentiments exacts de Jacob à l’égard de la Révolution nationale car il n’en fait jamais état. Ce silence est sans doute dû en partie au moins à l’obsession qu’il avait de la censure ; il surveillait étroitement ses propos, déchirait les lettres qu’on lui adressait pour ne pas compromettre ses correspondants. Il n’est pas impossible que, dans un premier temps au moins, il n’ait pas été fâché de l’instauration du nouveau régime radicalement hostile au communisme, à la République parlementaire, à l’héritage du Front populaire.

En tout cas, à ma connaissance, il ne fait jamais allusion à la Résistance devenue pourtant active dès avant son arrestation. Nul doute qu’il réprouve les exécutions d’otages, de tous les otages, comme le montre cet extrait de lettre cité par Andreu : « Une dame me dit : “Après tout ! les otages ne sont jamais que des juifs et des communistes !” A la bonne heure, voilà de la franchise ! je me demande si c’est son mari qui est de mes meilleurs amis qui lui apprend la complicité d’assassinat. Cas de conscience : dois-je rester l’ami de ces gens-là ? »(25) Mais les violences sont systématiquement imputées aux Allemands, jamais la responsabilité du régime de Vichy n’est mentionnée, ni même suggérée.

Le fait est qu’il prêche l’abstention à ses jeunes correspondants :

Mais oui ! Marcel, rien d’autre à faire que d’attendre le départ probable des Allemands, quand l’Amérique les aura décidés à le faire, alors nous reprendrons notre vie d’opinion, de tergiversations et ces changements de régime qui durent depuis cent cinquante ans environ. L’Amérique seule fait peur à Hitler et elle déclare qu’elle “n’admettra pas une défaite de l’Angleterre !” Jusqu’à cette paix rien à faire qu’à obéir provisoirement pour ne pas augmenter le malheur public par le mécontentement exprimé.(26)

Face à l’antisémitisme, Max Jacob observe le même comportement de passivité et de résignation. Non sans naïveté, il abandonnait le combat contre le racisme à la hiérarchie catholique. « Cette question du racisme est entre les mains du pape, des cardinaux et des évêques qui interviennent auprès de Hitler et de Mussolini ; ce n’est pas moi qui pourrais peser sur les décisions de ces brigands d’argent (car il n’y a pas d’autre cause). »(27) Or, on connaît l’extrême réserve (pour ne pas dire plus) observée par le pape Pie XII et l’épiscopat français à l’égard du traitement infligé aux Juifs...

À la différence d’Albert Cohen dont il admirait beaucoup la manière, il n’a d’ailleurs jamais manifesté d’intérêt pour le sionisme. Comme il fallait s’y attendre, il fut vite touché par les mesures antijuives. En octobre 1940, il dut se faire inscrire comme juif à la sous-préfecture de Montargis ; en novembre suivant, il lui fut interdit de toucher des droits d’auteur. En juin 1942, il fut assujetti au port de l’étoile juive. Il reçut plusieurs fois la visite de la gendarmerie française et de la Gestapo préoccupées de vérifier son statut. Les membres de sa famille restés en zone Nord sont l’objet d’une répression implacable. Son beau-frère, interné au camp de Compiègne, est mort en mars 1942 ; son frère fut emmené vers une destination inconnue fin 1942 ; sa sœur Myrthé-Léa fut arrêtée le 4 janvier 1944. Jacob, en plein désarroi, ne sait que multiplier au cours de ce début d’année les demandes d’interventions auprès d’amis et de connaissances qu’il croit bien placés. Il s’adresse à Coco Chanel, à Guitry par Cocteau interposé, à Anatole de Monzie qui l’avait décoré en 1930, à Misia Sert, à des “dames de la mondanité”, à l’évêque d’Orléans, à l’archevêque de Sens. Il avait même préparé une lettre pour le rédacteur en chef du Pariser Zeitung(28). Comme il était prévisible, ces démarches n’ont abouti à rien.

La seule réaction repérable chez le converti est le martyre sinon souhaité, du moins d’avance accepté. Il raisonne comme si la haine antisémite était une donnée intangible de l’humanité : la souffrance participe d’un dessein divin. Il s’étonne qu’on puisse méconnaître ce qui relève à ses yeux d’une totale évidence :

Dîner le 27 chez Moricand avec Kisling, qui demande pourquoi on en veut tant aux juifs ; je lui donne de claires et belles explications sur l’utilité de la douleur pour la conservation de la race voulue par Dieu. Il me répond que je n’explique rien. Il n’avait pas compris. Les peintres sont idiots.(29)

En janvier 1939, il revient en termes formels sur la valeur rédemptrice de la douleur dans une lettre à Edmond Jabès :
Personnellement tu n’as peut-être pas réfléchi à la nécessité de faire souffrir alternativement l’Église et les juifs ; car la souffrance seule peut conserver une race ou une société. Il faut nous attendre dans le cours des siècles à retrouver le martyre dont le sang féconde. Quant à moi, j’y suis préparé dès longtemps et comme juif et comme catholique fervent. J’en parlais avant Hitler, j’en parlerai toute ma vie.(30)

En mai suivant, au même destinataire, il répète la vocation qu’il se reconnaît :

Je suis hors du monde
je ne puis que subir le martyre.

On est encore une fois très étonné de ne pas trouver la moindre critique à l’égard du régime de Vichy qui, dès son instauration, a fait preuve d’un grand activisme dans les persécutions antisémites. À Saint-Benoît, il était pourtant bien placé pour connaître l’existence des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande où furent internés entre 1941 et 1943 plus de 18 000 Juifs, étrangers et français, avant d’être déportés à Auschwitz. Tous avaient été arrêtés par la gendarmerie et la police françaises.

La notion de « littérature engagée » est totalement étrangère à l’esthétique de Max Jacob, de même que le simple militantisme. En règle générale, il se garde comme le feu de prendre des positions publiques en ces domaines. Pierre Andreu rappelle qu’il s’était retenu de dédier un chapitre de l’Art poétique à Léon Daudet par peur de paraître donner dans « une manifestation politique »(31). Pourtant, contrairement à ce qu’on a parfois avancé en se fondant sur le caractère rare et succinct des opinions politiques qu’il a émises, Max Jacob s’est réellement intéressé aux affaires de la cité. Il s’inscrit dans une vision bien typée de la France traditionnelle, rurale, profondément méfiante à l’égard du changement. Face à la classe ouvrière liée à l’industrie, son ignorance est profonde, et peut-être aussi sa crainte. Son attitude est structurée autour de deux pôles étroitement associés : l’anticommunisme et en premier lieu le catholicisme qui rendent compte en profondeur de ses réactions. C’est en effet ce dernier qui, en dernier ressort, dicte son comportement et qui l’empêche par exemple de donner son assentiment à l’Action française. Lors de la condamnation vaticane du mouvement maurrassien (1926), il choisit son camp sans hésitation.

Mais le pape est dirigé par le Saint Esprit qui a tous les monopoles. [...] On ne peut pas être catholique sans le pape.
Le remède contre la séduction de Maurras est la lecture des livres saints et de tous les autres théoriciens.
L’A.F. se sert de la religion pour parvenir à ses fins. La religion y est en sous-ordre.
Soyons royalistes parce que le régime d’iniquité de la République doit prendre fin et que l’autorité peut seule assurer une tradition à la politique, mais ne soyons que des enfants obéissants à l’Église qui est le pape – Voilà mon opinion. Tu ne veux pas d’une dissidence gallicane, non ?
Moi je tiens à faire mon salut d’abord. Léon Daudet et Maurras n’y ont rien à voir. Dans mon salut le Pape joue un rôle, Maurras, aucun.(32)

Ces réflexes profonds en lui n’impliquent aucunement qu’il est solidaire des classes les plus avantagées de la société. Il arrive à cet homme bon de ressentir un violent mouvement de révolte à la vue de l’égoïsme indécent des riches. Le comportement et la mentalité d’une famille de la bourgeoisie foncière qu’il a pu observer dans le Perche lui inspirent des réflexions indignées confiées à Jouhandeau.

On n’est pas ennemi de la religion. On n’est même pas cela. On pense seulement aux placements de l’argent (à l’étranger bien entendu). Tu crois que les socialistes n’ont pas raison ? tu crois que si j’étais la femme qui cherche du bois mort dans les immenses propriétés de cet homme je ne mettrais pas de la mélinite sous ses pieds ? tu ne le crois pas de moi ? eh bien tu ne me connais pas ! Voilà je suis devenu exactement anarchiste.(33).

De même, il est fortement ému par la misère des enfants des réfugiés espagnols (dont il ne partageait assurément pas les idées) aperçus à Quimper au cours de l’été 1937. Il admire Louis Guilloux qui ne cesse de se dépenser pour eux. Sa position originale en son temps (juin 1927) sur l’avenir du système colonial montre bien qu’il n’était pas complètement figé sur des positions conservatrices. « Pas de doute ! les colonies ne dureront plus cinquante ans. Car le sentiment nationaliste est trop radicalement humain pour n’être qu’une crise [...] D’ailleurs les colonies ça n’a jamais été éternel. Donc nous voici chassés d’Asie et d’Afrique. »(34)

Aucun engagement politique concret n’accompagne ces réflexions. Le drame de Max Jacob est qu’il n’a pas mesuré à quel point la neutralité était impossible dans la conjoncture dans laquelle il était plongé. Face aux visées implacables des régimes totalitaires, l’attitude compassionnelle était dérisoirement insuffisante. Il n’a pas compris qu’on n’échappe jamais à la politique. Max Jacob ou le poète rattrapé par la politique.


* Professeur émérite de littérature française moderne et contemporaine à l’université d’Orléans, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud. Ses recherches ont été surtout orientées vers la littérature d’idées et la sociologie de la littérature. Il a notamment publié aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques Péguy entre l’ordre et la révolution (1981), Les Écrivains et le Front populaire (en collaboration avec Anne Roche) (1986). Il est l’éditeur des tomes 1 et 2 des Œuvres politiques et historiques de Simone Weil, Gallimard (1988 et 1991). En 1998, il a consacré une étude à l’engagement politique des écrivains intitulée Les Écrivains et l’histoire (Nathan) et, en collaboration avec Julie Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Époque (PUF).
Son dernier ouvrage publié s’intitule Batailles d’écrivains. Littérature et politique (1870-1914) (Armand Colin, 2003).

NOTES

1 — Voir le témoignage de ANDREU Pierre, Le Rouge et le Blanc, 1928-1944, Paris : La Table ronde, 1977.

2 — Selon la définition sur laquelle on s’accorde aujourd’hui, un intellectuel est une personnalité n’appartenant pas au monde politique, mais qui fait servir sa notoriété à des causes politiques. L’affaire Dreyfus où des écrivains sans compétence politique particulière s’engagèrent au nom de principes essentiellement éthiques (vérité et justice) a illustré par excellence ce comportement.

3 — Le Carnet de voyage en Italie ne comporte que trois brèves allusions au fascisme, réalité pourtant majeure dans la vie du pays. Cf. l’entretien d’Hélène Henry dans ce volume.

4 — Lettre à Messieurs François de Gouy d’Arsy et Russel Greeley [21 août 1931] dans Correspondances. Les Amitiés et les Amours, édition préparée et annotée par Didier Gompel Netter, Nantes : Éditions du Petit Véhicule, 2003, tome I, p. 214.

5 — Par exemple : « Les ouvriers à l’art, les artistes à l’usine dit et répète une revue russe. » Cette allusion au mouvement des « rabcors » figure dans Lettres à Liane de Pougy de Max Jacob et Salomon Reinach, Paris : Plon, 1980, p. 114 (6 janvier 1932).

6 — Cette revue a fait paraître son premier numéro le 15 mars 1924. L’équipe fondatrice comprenait Pierre Morhange, Norbert Guterman, Georges Politzer auxquels s’adjoindra Henri Lefebvre. Dans ses débuts, elle se plaça sous la houlette de Max Jacob qui s’employa à la promouvoir en lui attirant des collaborations et en lui procurant des textes.

7 — JACOB Max et COCTEAU Jean, Correspondance 1917-1944, texte établi par Anne Kimball, Paris : Éditions Paris-Méditerranée, 2000, p. 346.

8 — Lettres à Marcel Jouhandeau, texte établi avec introduction, commentaires et notes par Anne Kimball, Paris : Droz, 1979, p. 143.

9 — Lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, 9 novembre 1938, Pessac : Opales, 2003, p. 69.

10 — Lettre du 24 novembre 1935 in Lettres à Liane de Pougy de Max Jacob et Salomon Reinach, Paris : Plon, 1980, p. 135.

11 — Lettre à René Dulsou [8-10] février 1934 dans Correspondances. Les Amitiés et les Amours, op. cit., tome II, p. 17.

12 — Lettres à Liane de Pougy de Max Jacob et Salomon Reinach, Paris : Plon, 1980, p. 67.

13 — Lettres à Marcel Jouhandeau, op. cit., p. 288.

14 — JACOB Max et COCTEAU Jean, Correspondance 1917-1944 , op. cit., p. 78.

15 — Lettres à Michel Leiris, introduction et notes de Christine Van Rogger-Andreucci, Paris : Honoré Champion, 2001, p. 33. L’éditrice remarque pertinemment en note que « l’esthétique du doute » prônée par M. Jacob a « fortement contribué à la perte des repères, ici rendue responsable du désarroi de la jeunesse. »

16 — Lettres à Liane de Pougy de Max Jacob, op. cit., p. 28. .

17 — JACOB Max et COCTEAU Jean, Correspondance 1917-1944, op. cit., p. 125.

18 — « Une heure avec Max Jacob », Les Nouvelles littéraires, 12 avril 1924.

19 — ANDREU, op. cit., p. 193-194.

20 — Cité par ANDREU Pierre, op. cit. p. 256, n. 1.

21 — Lettre à Thérèse Bentz citée par ANDREU Pierre, op. cit., p. 259.

22 — Dernier Visage de Max Jacob suivi de lettres à Marcel Béalu, Lyon : Imprimerie Emmanuel Vitte, 1959, p. 175.

23 — Correspondances, op. cit., tome II, p. 182.

24 — Lettre à Jean-Robert Debray, 11 février 1941, dans Correspondances, op. cit., tome II, p. 216.

25 — Lettre de mars 1942 citée par ANDREU Pierre, op. cit., p. 277.

26 — BÉALU Marcel, op. cit., p. 208.

27 — Lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, op. cit., p. 72 (janvier 1939).

28 — Correspondances III, p. 75-76.

29 — Lettre à Dulsou (1er mars 1934), Correspondances tome II, p. 33.

30 — Lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, op. cit., p. 72. Cf. lettre à Jean-Robert Debray (17 mai 1938) in Corespondances tome II, op. cit., p. 136.

31 — ANDREU Pierre, op.cit., p. 153.

32 — Lettres à Jean Colle, 1923-1943, Douarnenez : Mémoire de la Ville, 1996, p. 17 (lettre du 15 avril 1927).

33 — Lettre du 1er décembre 1925 à Jouhandeau, op. cit., p. 234.

34 — Lettre du 1er juin 1927, op. cit., p. 298-299.


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Édités par l’association des Amis de Max Jacob, LES CAHIERS MAX JACOB — revue annuelle — sont publiés avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Centre, du Conseil Général du Loiret, de  la ville d’Orléans et de Quimper, de la Communauté de Communes Val d’Or-Forêt et du Centre National du Livre.

Les Cahiers Max Jacob sont présents chaque année, en octobre,  au Salon de la revue organisé par ENT’REVUES (espace des Blancs-Manteaux à Paris) grâce à l’aide de Livre Au Centre, agence régionale pour le livre en région Centre.