|
INTRODUCTION
MAX JACOB,
UN PERSONNAGE ROMANESQUE ?
Patricia SUSTRAC*
Les Cahiers Max Jacob proposent un dossier concernant la question de l’auteur comme personnage de roman, ce qui n’a jamais été évoqué globalement par la critique jacobienne. En effet, le poète a été une source de plusieurs romans à clefs sans que ces liens n’aient jamais été étudiés quant à leur signification littéraire. Ces apparitions n’étonneront sans doute pas le lecteur car Max Jacob, depuis son plus jeune âge, « av[ait] déjà le goût du roman [et ] romançait [sa] vie(1) ». Roger Secrétain écrivait que le poète « était légendaire… de naissance ». Max Jacob n’hésitait pas, en effet, à rajouter quelques traits au récit de son existence : le jeu sur sa date de naissance, ses inventions fantasques d’aventurier (Max Jacob quartier-maître à Macao ?!) tisseront par exemple des trames romanesques quelquefois reprises par des biographes complaisants(2). Se « fabriquer » personnage du roman de sa vie, ne pas hésiter à s’inspirer largement de son entourage(3) comme matière de ses propres romans et ensuite devenir un personnage de roman : le pas était sans doute donné par le modèle lui-même.
Il est intéressant de dresser la liste de ceux qui, du vivant de l’artiste(4), le propulsèrent sur la scène de la fiction littéraire. On constate avec un certain plaisir (leur notoriété rayonnant de concert avec celle du poète) que Guillaume Apollinaire, Philippe Soupault, Louis Aragon, Pierre Reverdy, Francis Carco, André Salmon ou Maurice Sachs se sont servis de la figure de Max Jacob et, pour certains d’entre eux, à plusieurs reprises. Jusqu’ici, l’étude de ces récits servait à isoler tel ou tel point d’histoire littéraire rapporté à l’examen de la biographie de Jacob. Figure de rêve dans les poèmes d’Apollinaire, sage délivrant la voie à suivre chez Aragon, père de substitution débonnaire chez Salmon, Jacob n’était pas envisagé sous le prisme de son personnage littéraire ou à l’aune des enjeux esthétiques de l’intrigue du récit lui-même. Le texte dans lequel apparaissait le poète était doté d’un statut « documentaire » sans que la vraisemblance de sa narration fût vraiment interrogée, la nature du projet littéraire de son auteur questionnée ou l’époque relativement courte de cette représentation littéraire relevée.
Quelles sont les raisons qui poussèrent ces auteurs à camper un personnage sous les traits de Max Jacob ? Certes, une oeuvre de création opère à partir du tremplin de la réalité et nous pourrions facilement renvoyer à la proximité amicale et géographique entre le modèle et ses créateurs. Le bar Austin Fox, Le Flore, la rue Gabrielle, le Bateau-Lavoir furent, par exemple, des lieux de rencontres et de foisonnement intellectuel qui marquèrent suffisamment les esprits pour que le maître des lieux apparaisse au-devant de la scène des préoccupations de ces jeunes gens. Cette réponse n’est pas la seule. Aucun de ceux qui transposèrent littérairement la figure de Jacob dans leurs écrits n’ambitionnait, sauf peut-être Francis Carco, de devenir l’historien ou le mémorialiste de la Butte-Montmartre, de Montparnasse, de Saint-Germain-des-Prés ou des avant-gardes de son temps. Le projet romanesque s’inscrivait d’abord dans un genre, une époque précise de la vie partagée avec Max Jacob(5) et dans un projet littéraire spécifique.
C’est dans cette perspective que Les Cahiers Max Jacob invitent à lire ou à relire ces romans à clés : Le Bon Apôtre de Philippe Soupault, Scènes de la vie de Montmartre de Francis Carco, La Négresse du Sacré-Coeur d’André Salmon, Anicet ou le Panorama de Louis Aragon, Alias et Le Sabbat de Maurice Sachs permettent en effet de saisir non seulement la place originale qu’occupait Jacob à l’époque des avant-gardes et l’influence parfois décisive qu’il exerça sur la carrière de ces auteurs. Chacun des contributeurs de ce dossier a replacé son analyse dans une double interrogation : questionner les liens entre le créateur et son modèle ; replacer la transposition littéraire dans le cadre de son projet littéraire personnel.
Le lecteur ne trouvera pas dans cette livraison des Cahiers d’article monographique consacré au Mage Abel, figure ambiguë de Jacob construite par Pierre Reverdy en 1917 dans son roman poétique Le Voleur de Talan(6). De manière parallèle, il n’y a pas d’étude approfondie sur les aventures épiques de Moïse Deléchelle le « petit homme au corps musical(7), marchand farfelu de trophées et de souvenirs de guerre », alias Max Jacob dans La Femme assise. La critique littéraire a en effet abordé à de nombreuses reprises la querelle esthétique opposant Reverdy à Jacob sur la paternité du poème en prose et son influence sur la formation des deux poètes. De nombreux articles ont également été consacrés à La Femme assise. Il nous a paru plus fructueux de renvoyer le lecteur aux articles exhaustifs et toujours actuels des spécialistes de Reverdy(8) et d’Apollinaire(9).
Béatrice Mousli décrypte pour nous l’univers complexe du Bon Apôtre de Philippe Soupault : les caractères transposés des protagonistes du récit et leurs débats houleux au « Pomone » (Café de Flore) où « le gros Michel Palmyre » (Guillaume Apollinaire) « tient ses assises » devant un parterre d’admirateurs, dont font partie Adrien Voultas (Blaise Cendrars), Marco (Francis Carco) et auxquels s’opposent, à l’occasion de la création d’une revue littéraire, « les aînés », Maxime Lévy (Max Jacob) et Séraphin Poteau (Jean Cocteau). Replaçant le récit dans une perspective d’histoire littéraire, Béatrice Mousli montre combien la confrontation des champs littéraires qu’il décrit n’est pas sans rappeler celle qui opposa Jacob à Soupault.
Maryse Vassevière s’est attachée à montrer dans Anicet le choix devant lequel le jeune Aragon est placé à l’aube de sa carrière et ses interrogations face à Chipre/Jacob (l’engagement de l’artiste, ses renoncements, ses attentes…). Elle met au jour le travail de transposition opéré par l’écrivain à travers les différents procédés techniques littéraires de la construction du roman d’Aragon et de l’élaboration de ses personnages. Elle pointe notamment le défilé carnavalesque des personnages d’Anicet qui n’est pas sans rappeler la veine burlesque des fictions poétiques de Max Jacob, en préfigurant le lien entre théâtre et roman qu’Aragon théorisera bien plus tard.
Jacqueline Gojard montre comment La Négresse du Sacré-Cœur d’André Salmon répond à la fois à un projet littéraire (étoffer Le Planteur de Montmartre parue dans le Gil Blas du 5 janvier 1914), à une démarche mémorielle (retrouver les souvenirs d’une époque que la Grande Guerre a reléguée au loin) et à la volonté de rectifier l’image de Max Jacob que Francis Carco venait de donner dans Scènes de la vie de Montmartre. M. Crabe devait laisser la place à Septime Febur, « le saint de l’impasse Traînée ». Jacqueline Gojard pose les touches du portrait de Jacob à travers lesquelles l’amitié absolue entre les deux hommes se montre comme une évidence. L’exégète souligne également les prolongements fictionnels contemporains de La Négresse du Sacré-Coeur.
Jean-Jacques Bedu évoque à travers Scènes de la vie de Montmartre de Francis Carco le sort fatal que projette l’auteur sur M. Crabe, alias Max Jacob. Crabe est, en effet, la seule figure du personnage de Max Jacob romancé que son auteur fera mourir. Torturé par Balthazar, le démon, que Crabe « est seul à percevoir, avec lequel il dialogue, qui le harcèle, le condamne, un matin d’hiver, à se loger deux balles dans la tête ». Scènes de la vie de Montmartre est un roman sombre qui renvoie aux malédictions astrologiques du Cancer symbolisé par l’animal (Max Jacob, féru d’astrologie, est né en juillet) ou du « Portrait de l’auteur en crabe ». Scènes de la vie de Montmartre est aussi le roman de la trahison. Jacob plongé dans une vie d’humiliations qu’il « offr[ait] à Dieu avec l’espoir sérieux que ça compte, que cela marque au tableau avec l’ensemble des aventures de [s]a vie » demandait expressément à ses correspondants de « ne pas croire(10) ».
Yaël Hirsch aborde le cheminement que parcourt la figure de Max Jacob dans les deux récits de Maurice Sachs Alias et Le Sabbat. De César Blum aux traits grossis et grossiers d’un juif hyperbolique « au sourire onctueux », « passé de l’usage de l’éther à celui du Saint Sacrement », à l’éloge chaleureux du Sabbat que Sachs livra quatre années plus tard, le portrait aura certes gagné en subtilité, mais la charge initiale de celui qui fut l’ami intime du poète aura sonné la fin définitive d’une relation intense. Yaël Hirsch s’attache à montrer que les romans à clefs de Sachs n’opèrent pas seulement une translation du réel vers la littérature : le personnage de Jacob jouit d’une aura si particulière dans l’oeuvre de Sachs que l’auteur y atteint le niveau de l’auto-analyse en conférant peut-être à Jacob le statut du père qui lui faisait défaut.
Le dossier de cette nouvelle livraison des Cahiers est à plusieurs titres passionnant. Il est question des différentes figures qu’emprunte Jacob dans les récits dont il est le personnage, et le lecteur sera très naturellement amené, s’il ne les connaît pas encore, à engager parallèlement la lecture des articles et celle des romans en question. Les Cahiers offrent ainsi un voyage fécond entre Max Jacob et les écrivains de son temps qui ont livré un portrait intrigant à travers lequel la figure du poète reste toujours à chercher. Sans aucun doute, tous ceux qui souhaiteront encore s’emparer littérairement de lui devront-ils méditer ce que le poète écrivait à Marcel Béalu : « Je ris en pensant qu’à 18 ans on me prenait pour un pianiste, à 30 ans pour un érudit, à 40 pour un romancier, à 50 pour un peintre, à 60 on me prend pour un poète, à 65 pour un serviteur de l’art. Tout le monde se trompe, je suis un fumeur sans tabac. »
* Présidente de l’Association des Amis de Max Jacob.
NOTES
1 SECRÉTAIN Roger, Ceux qui ont éclairé nos chemins, Paris : Plon, 1977, cité dans HENRY Hélène, « La ville engloutie et la chute de la maison Jacob », Cahiers de l’Iroise, n°2, avril-juin 1983, p. 91.
2 On peut en effet s’interroger sur la nature du texte de FABUREAU Hubert, Max Jacob (Paris : La Nouvelle Revue Critique, 1935) « dicté » par Max Jacob lui-même, plus proche de l’hagiographie débouchant sur une tentative de sanctification du poète et sur l’intention du poète quant à la mise en scène de lui-même dans son projet biographique (cf. infra l’article d’Antonio Rodriguez).
3 Max Jacob classait soigneusement dans des dossiers les horoscopes de ses correspondants afin de bâtir l’épaisseur de ses personnages. Doté d’un oeil perçant, de l’art de la formule, Jacob préparait déjà les croquis de son entourage depuis l’enfance lorsque de son « vieux balcon croupi », véritable vigie et tour de guet de son imagination féconde, il observait les Quimpérois, les mimait, les travestissait, les surnommait pour les insérer ultérieurement dans les galeries savoureuses des personnages de ses romans. Les hurlements outrés de M. Gauguet, ancien capitaine à la retraite, devenu bibliothécaire du lycée, alias le Père Majet, pourfendeur des appétits érotiques des jeunes élèves cherchant à emprunter Madame Bovary ; le proviseur, le père Lefèvre, surnommé affectueusement Ty Zeph ; la multitude des personnages hauts en couleur donneront les Lecourbe, Simonnot, Mouzot (« monsieur très bien. Beaucoup d’esprit » !) et autres Grouillard, Ploquin et Gardon en proie aux affres des tribulations du terrain Couchouren… Les Quimpérois ne s’y trompèrent pas et garderont longtemps une certaine rancune envers celui qui piquait leur fierté. Son abondante correspondance lui fournit également de précieux éléments. Ainsi dut-il bien avouer et s’excuser auprès de Michel Leiris, fâché d’avoir inspiré à son insu le personnage de Maxime Lelong (L’Homme de chair et l’homme reflet, Kra, 1924). Jacob jura n’avoir utilisé que « quelques mots ou quelques phrases de [ses] lettres (…) [qui lui ] servirent de point d’appui » (JACOB Max, Correspondances II, Paris, éd. de Paris, 1955, p. 146). Est-ce seulement de « point d’appui » dont il s’agissait lorsque Jacob publia, quasiment mot pour mot, sa propre lettre adressée à Leiris le 24 novembre 1921 après le décès de son père sous le titre « Réponse de l’Abbé X… à un jeune homme découragé » ? (première publication en juin 1922 dans le n° 10 de la revue Vie des Lettres et des Arts, puis dans l’édition du Cabinet Noir en 1928).
4 Il n’est pas question dans ce numéro de l’apparition posthume de Jacob dans des œuvres de fiction.
5 Ces romans à clés correspondent à une période de notoriété pour le poète et résultent de plusieurs facteurs parmi lesquels le rôle de prescripteur qu’occupe Jacob dans le milieu littéraire et artistique de l’époque (contacts avec les revues, les éditeurs, introduction dans les cercles de connaissance …). Il est par exemple intéressant de noter que la période de l’Hôtel Nollet (1928-1934) « Grand Quartier Général » d’une jeunesse effervescente autour du poète ne donna naissance à aucun récit à clés.
6 REVERDY Pierre, Le Voleur de Talan, Paris, Flammarion, 1961.
7 APOLLINAIRE Guillaume, La Femme assise, Œuvres en Prose, t. I, Paris : éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 483.
8 DÉCAUDIN Michel, « Reverdy et le poème en prose », dans Sud, Paris, 1981, p. 279-288 ; l’article de RIESE-HUBERT Renée, « Les fictions déformantes : une lecture du Voleur de Talan », ibid., p. 317-343. Voir également HUBERT Étienne-Alain, Reverdy et Max Jacob devant Rimbaud : la querelle du poème en prose, dans L’HERNE, Paris, nov. 1993, n° 64, p. 161-176.
9 GUIETTE Robert, « Notes sur La Femme assise », Revue de Sciences Humaines, octobre-décembre 1956, p. 24, ainsi que les numéros de la revue des Amis de Guillaume Apollinaire : Que Vlo-Ve ?, série 2, n°2, avril - juin 1982 ; n°4, octobre - décembre 1982 ; n°5, janvier - mars 1983 ; voir également : DÉCAUDIN Michel, « Histoire de l’Obus 77 ramassé par Moïse Deléchelle : une étrange ressemblance », Que Vlo-Ve ?, série 2, n°18 (avril - juin 1986), p. 3.
10 JACOB Max, Dernier visage de Max Jacob suivi de Lettres à Marcel Béalu, éd. de Vitte, 1959, p. 190.
|
|