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Max JACOB, Les Amitiés & les Amours : correspondances,
3 tomes, Nantes, L’Arganier (Traverses), 2005-06.
C’est une nouvelle édition de la correspondance rassemblée par Didier Gompel Netter que nous proposent les éditions de l’Arganier après une première publication en 2001 au Petit Véhicule à Nantes également. La différence se fait surtout par un appareillage ajouté et un mode de présentation plaisant. D’emblée, les volumes se donnent comme des objets élégants, avec une couverture originale et un papier particulièrement agréable. Ce sont de beaux ouvrages donc, qui reprennent une correspondance particulièrement riche de Max Jacob qui va de 1901 à 1933, pour le tome 1, de 1934 à 1941, pour le tome 2, de 1941 à 1944, pour le tome 3. L’ensemble trouvera par ailleurs dès la fin de l’année une présentation en coffret avec, en supplément, un enregistrement d’un choix de lettres par Rufus. Plutôt que d’en faire une seule critique, la rédaction a choisi de s’arrêter, à trois voix, sur chaque tome, sur chaque période retenue, pour saisir les éléments les plus caractéristiques de cette édition.
Tome 1 : d’avril 1901 à novembre 1933, 336 p.
Max Jacob serait l’auteur de plus de 20’000 lettres : Didier Gompel Netter en a
recueilli plus d’un millier et prolonge ici, par cette belle édition en trois volumes, un premier
tome de plusieurs centaines de lettres, Les Propos et les Jours, publié aux Editions du
Zodiaque en 1989. Le choix des lettres s’en trouve infléchi, le premier travail s’étant attaché
aux « relations, dites de proximité, de Max Jacob et à ses fréquentations quotidiennes »
quand le second privilégie « son caractère et son comportement intimiste ». Le volume
s’ouvre du reste sur une galerie de portraits qui dessine le cercle précis de ces quelques
intimes, André Salmon, Moïse Kisling, Robert delle Donne, René Dulsou, François de
Montalivet.
Couvrant la plus large période historique, le premier volume introduit en conséquence
à de multiples vies de Max Jacob, vies aussi bien successives (jeunesse bretonne, époque
parisienne, repli à Saint-Benoît-sur-Loire en alternance avec quelques séjours parisiens) que
simultanées. La correspondance fait en effet apparaître et se superposer des temporalités
bien différentes : le temps nerveux, rapide et tout en ellipses de la correspondance parisienne,
et le temps étale, se creusant en profondeur, de la correspondance depuis Saint-
Benoît se prolongeant parfois dans quelques lettres littéraires (à Jean Follain par exemple).
Aussi, c’est à l’étrange impression d’une figure adaptant avec virtuosité son style aux
conditions de l’écriture, mais aussi à ses divers interlocuteurs, que cette correspondance
nous mène. Et c’est là sans doute l’une de meilleures introductions à l’oeuvre protéiforme de
Max Jacob.
Les correspondances d’écrivain conduisent souvent à distinguer les lettres littéraires et
les lettres de circonstance. Or la correspondance de Max Jacob présente cette spécificité de
rendre caduque cette opposition. Car tout devient l’occasion de trouvailles verbales,
d’inventions sur le vif, d’évocations pittoresques, et cela jusqu’aux jeux sur l’adresse ellemême,
la rue Nollet offrant l’occasion d’un ironique « Nollet (me tangere) ». Cette faculté
toute jacobienne d’inventer à partir de « riens exquis » et de s’en amuser (« Quand on n’a
rien à dire, on dit des riens ») donne ainsi toute leur valeur poétique aux lettres même les
plus circonstancielles.
La multiplicité des tonalités nous introduit dès lors aux facettes complexes d’une personnalité. Si l’on s’amuse avec la verve satirique de Jacob (le portrait d’Anna de Noailles en écuyère de cirque est irrésistible), on suit aussi la passion ombrageuse pour Robert delle Donne, puis celle pour René Dulsou, et on est aussitôt frappé par la manière dont Jacob, dans un mouvement à demi consenti, se montre indissociablement grave et joueur. Les lettres reçoivent de nombreux accents mystiques tout en étant émaillées de multiples fantaisies. La correspondance à René Dulsou prend ainsi la forme particulière d’un journal quotidien humoristiquement intitulé « Roman du pélican ». Voici la relation de Jacob à Dulsou aussitôt placée sous le signe d’un rapport paternel sacrificiel, dont le poète ne peut manquer de s’amuser dans le même temps. La tonalité implorante, caractéristique de la correspondance passionnelle, peut alors se révéler totalement jouée quand Jacob, d’une formule lapidaire dans une lettre à Cocteau, fustige simultanément l’« hypocrisie » foncière de Robert delle Donne. Tel est le personnage, d’une sincérité toujours duplice, révélant finalement une recherche constante d’affection. Ces lettres, enfin, offrent de multiples formules sur la création littéraire et présentent le regard de Max Jacob sur la production de son temps. L’on voit d’abord insensiblement évoluer cette dernière, et Jacob s’en tenir par exemple à une attitude circonspecte à l’égard de l’institutionnalisation littéraire (voir les remarques intéressantes sur les multiples - « associations d’écrivains » fleurissant au début des années 30). L’on découvre surtout quelques lettres décisives à Cingria, à Follain qui proposent un éclairage sur les propres options poétiques de Max Jacob. L’alliance entre la fantaisie et le naturel, la saisie du réel quotidien métamorphosé par le sens du mystère, l’importance accordée à l’art du détail ne peuvent manquer d’être notés. On insistera enfin sur la définition originale du lyrisme que propose une lettre à Follain de 1933, définition qui fait résonner la conception surréaliste de l’image, tout en la tenant à distance par le sens de la réalité concrète sur lequel elle insiste : « Comme d’autres ont fait leur lyrisme avec le choc des idées qui font jaillir le motétincelle ou le cri musical, toi, tu as fait jaillir le lyrisme avec le choc des événements concrets. » Telle pourrait être aussi la définition la plus appropriée de cette correspondance, où les éclats du quotidien suscitent des étincelles de poésie.
Tome 2 : de janvier 1934 à octobre 1941, 306 p.
Le deuxième tome des Amitiés et des Amours nous plonge dans l’intimité de Max Jacob au moment de la montée des tensions politiques en Europe jusqu’aux premières années de l’Occupation. C’est dans un contexte historique particulièrement complexe et périlleux que s’inscrit alors l’écriture de ces lettres. Lors des années 34 et 40 notamment, Max Jacob s’exprime plus directement sur la situation française. Pour l’année 34, les propos sont nombreux et montrent une préoccupation des divisions nationales avec un pressentiment important d’une catastrophe à venir : « Nous allons vivre des temps terribles et sérieux qui ne ressembleront pas du tout au jeu des partis et des ministères à l’assiette du beurre ; il va falloir de grands hommes et le monde appartiendra à celui qui aura la valeur. Plus de petites intrigues. » (p. 22) Parfois, le positionnement se fait plus précis et plus clair sur certains dirigeants politiques, notamment dans les comparaisons entre le ministre de l’intérieur Eugène Frot (qui cacherait un programme « dictatorial » et « bonapartiste ») et le préfet de police de Paris Jean Chiappe (avec « ses stratégies sur le terrain » et surtout qui est « bien plus près de l’esprit christique »). Pendant la Deuxième Guerre mondiale, ce sont évidemment des propos plus tragiques que tient Max Jacob. Il écrit notamment à Follain : « Tu dis “La poésie”. Et tu parles à un sourd. Après la chaîne des voitures de fuyards, les soldats qui avaient perdu leur régiment et la musique militaire […], il y a des gens qui sont devenus fous, sic, d’autres qui se sont suicidés, sic, des vieillards qui sont morts prématurément, sic, moi je ne suis pas devenu gâteux mais pire. J’ai perdu la saveur… » (p. 243). Dans ce contexte tendu, ce sont néanmoins les propos amicaux, parfois plus amoureux, les anecdotes de la vie quotidienne, le compte rendu de certaines rencontres et les considérations sur l’art qui sont dominantes. Chaque période est marquée par certains destinataires. Dans la première partie, ce sont les lettres à René Dulsou qui sont fréquentes. La relation passionnelle se termine par une lettre de rupture particulièrement cinglante « Cher René, / Tu as cru que l’amour est un bébé incassable et c’est une arme à feu. J’ai évité, j’évite l’arme à feu en te disant adieu. Je ne t’aime plus. J’ai le coeur émietté par tes mensonges, ton amour-propre. » (p. 107) Les lettres au comte François de Montalivet, d’un autre ordre, ponctuent la deuxième partie de ce tome, mais elles ne possèdent dès lors pas la même intensité et richesse de propos que celles adressées à René Dulsou. Cela rend la lecture moins percutante que dans la première centaine de pages, qui est extrêmement riche. Il y a cependant constamment des perles épistolaires, des renversements. Sans doute une des relations artistiques les plus curieuses de cette correspondance concerne-t-elle Charles- Albert Cingria. Les années 34-35 marquent une forme souterraine de rivalité et de mépris : « A propos d’articles, Cingria a fait un grand éloge de mon numéro de l’Année poétique à du Plantier, (prétend celui-ci), mais quand j’en ai parlé à Cingria il a pris son air sournois et méchant et a déclaré qu’il avait horreur du Folklore et des plaisanteries. C’est bon ! Moi j’ai horreur du bafouillage critique musical et des impressions de voyages fantastiques. Je ne lui ferai plus aucune réclame. » (p. 45-47). Quelques années plus tard, néanmoins, les relations semblent plus conviviales que jamais ; Jacob écrit à Cingria : « Et tout l’article-poème, qui est comme tout ce que tu fais, nourri, sensible, piquant, lent, vif et ultra-lyrique. Quand les gens comprendront quelque chose à quelque chose, tu seras le seul chroniqueur du ciel et des champs et des villes. » (p. 203) Le tome prend également un grand intérêt par la correspondance à Jean Follain sur laquelle s’est penché Alain Germain dans le présent cahier. L’évocation des rencontres avec Jean Dubuffet, Louis Guilloux et d’autres figures majeures est également prenante.
Un autre fait marquant dans l’année 1935 vient susciter la curiosité de ceux qui s’intéressent aux voyages de Max Jacob à l’étranger. Il s’agit de son séjour en Suisse, avec le traitement cocasse des mentalités et de certaines anecdotes. Si la propreté des théâtres par rapport à l’état des salles parisiennes est une comparaison récurrente, la description des paysages et la conférence-performance sont aussi souvent traitées : « Quand j’arrive en scène à 10h05, j’ai mon costume noir, une chemise de couleur, mon chapeau, ma canne et mon écharpe de soie ; le rideau est levé comme un promeneur, je salue du chapeau en écartant les bras loin du corps. On applaudit longuement, je me recouvre, je resalue jusqu’à ce qu’on ait fini d’applaudir, puis je pose mon attirail sur la table, je regarde l’heure, je m’assieds A la fin même jeu, au troisième rappel, je mets ce chapeau sur le coeur et je l’éloigne à bout de bras, au quatrième rappel je joins les deux mains la canne et le chapeau sur le coeur. Il n’y a pas de cinquième rappel, hélas ! En dehors de toi et du paysage, je ne pense qu’aux rappels. » (p. 95) La Suisse réapparaîtra d’ailleurs dans un contexte plus tragique, le 13 mai 1940, lorsque des admirateurs lui proposeront de rejoindre Lausanne, et que Max Jacob verra dans cette possibilité trop d’incertitudes et de dangers par rapport au fait de rester à Saint-Benoît-sur-Loire.
Tout comme les autres volumes, ce tome possède une grande richesse pour entrer dans le quotidien, parfois intime, de Max Jacob, dans une montée de la tension politique. Il ne pourra que ravir ceux qui se passionnent pour la correspondance foisonnante de cet auteur.
Tome 3 : décembre 1941 février 1944
Les lettres du troisième et dernier volume renvoient majoritairement à des destinataires déjà identifiés dans le tome précédent, «rencontrés » (en correspondance du moins) après le retour de Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire en mai 1946: la famille du docteur Debray; le couple de Montalivet ; le peintre marseillais Raphaël Arnal et le « confrère-poète » Jean Mardigny. S’ajoutent les vieux amis : Jean Follain, André Salmon, René Laporte et, au fond du Finistère, à Ploaré, Jean Colle, père de Pierre, que Max a désigné comme son légataire universel dès 1939. Apparaissent en outre le «petit abbé » François Garnier, séminariste, et Jean Rousselot, commissaire de police à Orléans. 1942... 43... 44... La tragédie personnelle de Max Jacob, «la Chute de la Maison Jacob », la disparition de ses proches, tout cela s’inscrit avec une pathétique monotonie au fil de la tragédie mondiale. Les lettres en témoignent, de la première à la dernière : mort prévisible, faute de soins, du beau-frère Lucien Lévy à Compiègne-Royallieu; mort brutale et mystérieuse de la sœur aînée Delphine, à Quimper ; déportation du frère Gaston; et, au village, malgré une illusion de sécurité, la honte de l’étoile jaune, la peur quotidienne d’une mort, n’importe laquelle («la fusillade en masse »?), si présente depuis les visions apocalyptiques de juin 1940.
Et l’arrestation, le 4 janvier 1944, de Myrté-Léa Lévy, la petite sœur préférée, «cueillie à son domicile », plonge le poète dans une «angoisse insoutenable ». Il supplie, il appelle au secours. On retiendra la carte du 12 janvier à Salmon à qui, dans sa détresse, il réclame une adresse... qu’il connaît bien, celle de Picasso. On retiendra surtout le projet de lettreau peintre allemand Albert Buesche, rédacteur en chef du Pariser Zeitung, déchirante imploration qu’il n’osera pas poster.
Mais, paradoxalement, ce sont ces lettres, chroniques du malheur et de la douleur, ainsi qu’échanges d’amitié, de dévouements, inespérées occasions de parler encore de discuter: théologie, exégèse, peinture et poésie... qui réconcilient Max Jacob, le temps de lire et de répondre, avec une existence menacée (« Le vaste ennui planétaire servi froid par les astres bourlingueurs de catastrophes. » À Jean Rousselot, 1942).
Ce dernier volume achève la série patiemment et pieusement élaborée par Didier Gompel Netter. Il complète, pour le lecteur-chercheur, le prodigieux ensemble de ces multiples correspondances que le poète entretint (comme on entretient un feu) durant les années noires, ces dernières années dont les derniers signes de viefurent encore, toujours, des lettres... jusqu’à celles écrites dans le train pour Drancy.
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