CMJ n°6 - Les dés en mouvement : variations du Cornet à désde Max Jacob

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Andréa BEDESCHI, Les dés en mouvement : variations du Cornet à désde Max Jacob,

préface d’Adriano MARCHETTI
        Rimini, Panozzo Editore, 2005, 229 p.
 

Nombre de spécialistes se sont penchés sur Le Cornet à dés, l’œuvre poétique la plus connue de Max Jacob — la plus insaisissable aussi, reconnaît-on dans la plupart des travaux consacrés à l’auteur et ce recueil de poèmes. Si on compte, à ce jour, de nombreuses études consacrées au Cornet, celles-ci se cantonnent, dans la majorité des cas, à des critiques littéraires ou des analyses ponctuelles, voire partielles dans lesquelles on peut inclure le travail de traduction dans plusieurs langues. Certes tous ces travaux ont apporté beaucoup de lumière à la lecture du Cornet, mais il manquait un travail sur la genèse du recueil témoignant d’un labeur, de l’exigence du poète, et rendant compte des multiples remaniements, doutes, choix, arrangements, annotations, biffures, pour mieux situer l’une des œuvres les plus originales de la poésie française. C’est chose faite.

L’ouvrage d’Andrea Bedeschi vient donc combler cette lacune. Prenant surtout pour référent la première édition de 1917 publiée à compte d’auteur, chez l’imprimeur Levé, puis reprise à travers l’édition de 1923, par Gallimard en 2003, l’auteur des Dés en mouvement propose une étude fouillée, rigoureuse, fine, perfectionniste prenant appui sur un travail de comparaison des éléments constitutifs du Cornet ; il s’agit d’une analyse comparative des différentes versions des poèmes en prose méticuleusement dépouillées et analysées en passant au crible manuscrits, prépubliés, épreuves, éditions, textes partiels, voire inédits. À ces textes il faut ajouter l’étude des traductions (espagnole et anglaise) qui apporte un complé- ment d’information que l’auteur a su utiliser avec clairvoyance.

Certes, l’ouvrage Les Dés en mouvement d’Andrea Bedeschi peut paraître au premier coup d’œil aseptique dès lors qu’il repose essentiellement sur un appareil technique faisant appel à toute une nomenclature, qui n’est pas sans rappeler les tables et les signes et symboles peu prisés des littéraires. Ces outils étant néanmoins indispensables dans tout travail de repérage et de comparaison des différentes versions de textes, l’auteur a tenu à établir un système de lecture simultanée des variantes signalées au cours des différentes étapes de l’élabo-ration du Cornet à dés en les complétant de commentaires, remarques et comptes rendus discursifs fort judicieux. Les appendices proposés à la fin de l’ouvrage et accompagnés de leur appareil critique contribuent à enrichir ce travail philologique.

Il est évident que l’auteur des Dés en mouvement a été conscient de la difficulté de ce type de lecture pour le profane. C’est pourquoi il est bon de signaler l’intérêt de l’introduction à l’appareil, au demeurant fort éclairante. Au-delà de la fonction introductrice indispensable à toute étude, le texte liminaire se donne à lire égale- ment comme un bref essai de la genèse du Cornet, qui introduit le lecteur dans les méandres de l’écriture jacobienne, grâce au signalement des annotations, corrections, suppressions, ajouts, ainsi que des informations révélées à partir de l’abondante correspondance du poète. Dans son introduction, A. Bedeschi prend soin d’avertir le lecteur en signalant qu’il ne s’agit pas de «retracer la naissance et l’évolution d’une série d’actes créateurs à propos des corrections faites par Max Jacob à partir d’un même texte », mais plutôt d’apporter les différentes corrections, évitant par là même d’établir «le processus de transformation du texte toutes les fois que des incertitudes pouvaient surgir à cet égard». Il n’en reste pas moins que l’incursion dans l’expérience poétique de Max Jacob est révélatrice et enrichissantepour le lecteur. Celui-ci, en accompagnant l’homme attelé à son acte d’écriture, découvre la facette de l’écrivain sur le métier, celle de l’insaisissable et infatigable poète au centre de ses pulsions calligraphiques.

Dans ce travail de longue haleine ou de «bénédictin» comme le signale Adriano Marchetti, préfacier du livre, Andréa Bedeschi nous découvre progressive- ment le système d’écriture jacobien, conçu dès 1907 – voire plus tôt, sachant que les poèmes ont séjourné une dizaine d’année dans une valise — lorsque l’idée du Cornet prenait forme, et consolidé au fur et à mesure des différentes versions qui ont donné lieu aux publications successives.

L’étude dévoile une écriture de nature protéiforme qui, comme l’indique fort à propos l’auteur des Dés en mouvement, n’est pas sans rappeler les mobilités intérieures qui agitèrent le poète durant les années de créativité et qui sont les signes palpables de la mouvance de celui que l’ami Cocteau a appelé le «grand couturier de l’Esprit nouveau».

L’appareil de variantes proposé par Andréa Bedeschi repose sur une ordonnance très précise qui confirme l’effort de clarté poursuivi par l’auteur. Cinq sections fixent des repères dans un système de renvois qui balise le parcours des variantes et qui s’affiche sous forme de signes typographiques, symboles ou abréviations. Il apparaît important de les signaler. La première section, la plus importante, fait état de toutes les éditions du Cornet publiées avant la mort de Max Jacob: on y retrouve l’édition de chez Levé (1917), les poèmes du collectif Les Veillées du Lapin Agile (1919), ceux des deux éditions de 1922 et 1923 et les Morceaux choisis (1939), sans doute pour la plupart revus et corrigés par la main du poète. La deuxième section s’appuie sur la traduction espagnole de 1922 émanant de l’écrivain espagnol Guillermo de Torre qui s’avère un document de premier ordre pour établir et contraster les variantes. La troisième section s’attache à l’étude comparative des épreuves se rapportant à la première publication de 1917, tandis que la quatrième section est consacrée au manuscrit autographe acheté par le mécène J.Doucet et connu sous le nom de Recueil de poèmes en prose (1905-1916). Il s’agit de la pièce majeure pour le travail d’Andréa Bedeschi. Le dernier volet introduit des versions de poèmes ayant fait l’objet de prépublications en revues – dont certaines en anglais provenant surtout de la revue New Age. Cet apport vient compléter les travaux de M. Green et C. Van Rogger-Andreucci à ce sujet. Suivent plusieurs appendices qui complètent l’aperçu philologique du Cornet et offrent la possibilité de retrouver les poèmes épars ainsi qu’une préface qui n’a pas été définitivement incluse dans le dernier Cornet à dés.

Chacun y trouvera, selon ses propres intérêts, différentes étapes ou variantes qui ont marqué tel poème ou tel autre depuis sa conception jusqu’à sa publication définitive. Il faut donc reconnaître à ce type de classement, outre la richesse de compilation du matériau, le mérite de la clarté : en proposant pour chaque poème en prose une série de «tableaux» faisant état de la construction de chaque pièce, avec ses retouches en couleur — Max Jacob utilisait volontiers le crayon bleu ou rouge ou l’encre noire pour indiquer les modifications ou les annotations qui s’imposaient – le lecteur pourra retrouver d’un seul coup d’œil l’historique de chaque poème.

Signalons finalement que le titre «Les Dés en mouvement » a été choisi avec bonheur. Écho du titre de l’ouvrage glosé, Les Dés en mouvement renvoie à l’imagerie cubiste et n’est pas sans évoquer le coup de dé mallarméen. Mais la fortune est-elle pour quelque chose dans cette aire de jeux poétiques du Cornet ? Max Jacob aurait affirmé que le hasard n’existe pas.

L’ouvrage de Andréa Bedeschi qui retrace avec fidélité le processus d’élaboration du Cornet témoigne en effet que les poèmes en prose sont le seul fruit d’un com- promis poétique en perpétuel remaniement et d’un écrivain profondément engagé dans la recherche de l’innovation et de la modernité, signes de son exigence littéraire et de sa capacité autocritique.

L’université de Bologne peut s’enorgueillir de la publication de A. Bedeschi qui — on peut le présager — fera date dans le domaine de la recherche jacobienne.

Marie-Claire Durand Guiziou

 
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Édités par l’association des Amis de Max Jacob, LES CAHIERS MAX JACOB — revue annuelle — sont publiés avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Centre, du Conseil Général du Loiret, de  la ville d’Orléans et de Quimper, de la Communauté de Communes Val d’Or-Forêt et du Centre National du Livre.

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