CMJ n°10 - COMPTES RENDUS

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Guillaume APOLLINAIRE, Correspondance avec les artistes, 1903-1918
        Édition établie, présentée et annotée par Laurence CAMPA et Peter READ, Paris, Gallimard, 2009.

 

En publiant cette vaste correspondance croisée d’Apollinaire avec les artistes de son temps, Laurence Campa et Peter Read ont accompli un travail éditorial remarquable. Ils fournissent pour chaque artiste une notice détaillée et minutieuse, des annotations pour chaque correspondance, et un recours aux manuscrits partout où cela était possible. La présentation de l’ouvrage est aérée, claire et lisible. Tout en essayant de réunir le plus de lettres possibles, cet ensemble n’est pourtant pas exhaustif, et lance un appel discret aux collectionneurs ; les éditeurs renvoient également à quelques volumes récents pouvant compléter cet ensemble, notamment en ce qui concerne les correspondances d’Apollinaire avec Picasso ou avec certains artistes italiens (p. 22-23).

Ce volume a le mérite de rendre disponible, outre une majorité d’inédits, des correspondances épuisées ou difficilement accessibles. C’est le cas de la correspondance avec Jacob, publiée pour l’essentiel dans le premier volume de la Correspondance édité par l’abbé François Garnier(1) (quelques autres lettres seront révélées peu après par les soins d’André Billy(2), et une ou deux autres encore depuis lors). On se réjouira aussi de (re)trouver d’autres correspondances de grand intérêt, avec Jacob, André Rouveyre, Marie Laurencin, Serge Férat, Hélène d’Oettingen (une correspondante haute en couleurs), Giorgio de Chirico, Edmond-Marie Poullain, et les singulières lettres du plus ou moins inconnu René Prath... Cependant, on regrettera la grande part d’envois diplomatiques, se réduisant à des rendez-vous ou à des remerciements, liés au rôle important de critique d’art d’Apollinaire dont l’ouvrage témoigne amplement. Si les éditeurs précisent que ce volume ne « prétend pas à l’exhaustivité » (p. 23), le travail de sélection, dans cette masse de documents, est ici laissé au lecteur. Quelle est la stratégie éditoriale la mieux adaptée à un ensemble aussi vaste et qui ne peut éviter des moments inégaux ? C’est une question qu’on ne saurait trancher sans réserve : c’est pourquoi le reproche d’inégalité est bien faible en vérité : on ne peut guère soulever la question de la valeur d’une telle somme que si des éditeurs intrépides la réunissent. Par conséquent, louons les éditeurs d’avoir mené à bien cette entreprise (toujours risquée pour la correspondance artistique), et rappelons encore les utiles notices fournies pour chaque artiste, indépendamment du degré d’importance des échanges.

La correspondance avec Jacob (1905-1918) est l’une des plus importantes du recueil, tant par son rapport aux œuvres et aux esthétiques des auteurs que par l’importance des événements artistiques et personnels qu’elle aborde. Elle est composée de cinquante-quatre envois de Jacob à Apollinaire dont huit cartes postales et une enveloppe annotée par Apollinaire. On peut lire également cinq lettres d’Apollinaire à Jacob (dont deux cartes postales très courtes : le volume contenant d’ailleurs une proportion relativement faible d’envois d’Apollinaire). On relève également des envois collectifs qui attestent de la richesse des relations amicales qu’entretenaient ces artistes : Picasso, Juan Gris, Arcos... se joignent à Jacob pour saluer le poète de Calligrammes. Cependant, cette correspondance aujourd’hui réunie est loin de modifier la situation décrite par Hélène Henry en 1966 : « L’histoire des vrais rapports entre Max Jacob et Guillaume Apollinaire n’est pas faite et je doute qu’elle puisse l’être un jour [...]. Nous manquons de témoignages étoffés et de textes consistants »(3). Le connaisseur ne trouvera pas ici d’inédits étonnants qui puissent apporter un élément nouveau dans l’histoire de cette amitié. Cependant, et c’est là une surprise, alors qu’on a pu dire qu’une fréquentation quasi quotidienne expliquait le peu de lettres connues entre Apollinaire et Jacob, le rassemblement de ces lettres dispersées dément cette idée, en montrant son état clairement lacunaire. On ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’existence d’autres lettres qui viendront peut- être un jour nous surprendre(4).

On profitera également de cette livraison pour réinterroger des textes connus comme la fameuse « lettre de l’oignon » aux allures cabalistiques- « lettre théosophique » estimait le père Blanchet qui y voyait « la preuve des lectures répétées de Jacob et de son obsession du Zohar »(5) – morceau de bravoure littéraire parmi plusieurs autres, ou la longue lettre d’Apollinaire autour de « l’affaire Rosenberg ». D’autres questions, pourront être reposées : qu’en est-il de la fiancée fantôme de Jacob, à laquelle il fait allusion en 1913 (p. 89-90) ? Qui peut bien être « Madame/Monsieur Buque de la Moncomunitad » (sic) entre maints autres noms et allusions chiffrés (p. 112)(6) ? Bien des passages restent encore à éclaircir. Enfin, une lettre datée d’avril-mai 1913 évoque l’existence à la BNF de documents comprenant un article sur Daumier et plusieurs poèmes que Jacob demande à Apollinaire de détruire. Une note précise par ailleurs qu’« Apollinaire a conservé, parmi divers manuscrits de Max Jacob, un ensemble de cinq feuillets intitulé “Daumier et les tendances d’aujourd’hui” » (p. 91 et 117, note 47). Il s’agit en réalité d’une suite de courts poèmes en prose, apparemment toujours inédits, et primitivement intitulée « Toujours les poèmes persans » ou encore « Bibliographie » : l’écrit sur Daumier accompagnant ces poèmes semble perdu. On trouve, dans le même ensemble, les manuscrits de trois poèmes parus dans les Soirées de Paris : « La Rue Ravignan », « Romance dans le goût du temps : Printemps », et « La vie artiste »(7). Cette découverte laisse ouverte la possible existence d’autres trésors à (re)découvrir du côté d’Apollinaire !

En dehors de la correspondance entre Jacob et Apollinaire, il est peu souvent question de Jacob, implicitement ou explicitement, au cours du volume, malgré de nombreux amis en commun. Quand il est mentionné, c’est souvent en tant que relayeur de nouvelles des uns et des autres. Du côté d’Apollinaire, on constatera que la tendance à « poser des lapins » que Jacob a pu lui reprocher ne relève pas de la susceptibilité de l’auteur du Cornet. Entre bien d’autres indices, une lettre de Roger de la Fresnaye est ornée d’un petit dessin représentant ledit lapin... (p. 368).

Mais ne réveillons pas de vieilles querelles entre amis, interrogeons et goûtons plutôt cet ensemble de lettres si soigneusement offertes aux lecteurs ; laissons dormir les mânes inquiets de ces amis malgré tout indéfectibles.

  

 Alexander Dickow


NOTES

1 — JACOB MAX, Correspondances, lettres réunies par François Garnier, Paris, éd. de Paris, 1953-1955.- Tome I : Quimper-Paris : 1876-1921, Paris, 1953.

2 — BILLY André, Max Jacob : une étude suivie de lettres inédites du poète à Guillaume Apollinaire, Paris, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1946 [rééd. 1965 et 1969] et BILLY André, « Max Jacob à Guillaume Apollinaire : lettres inédites présentées et commentées par André Billy », Livres de France, 1re année, n°7, décembre 1954, p. 3-7.

3 — HENRY Hélène, « Guillaume et Max », Europe, vol. 44 n°451-452, novembre-décembre 1966, p. 124.

4 — Contraint par la misère, Jacob avait envisagé de vendre des lettres d’Apollinaire en 1925 par le truchement d’André Level mais il renonça à ce projet (lettres à André Level des 21, 25 et 26 avril 1925, Médiathèque des Ursulines de Quimper). De combien de lettres souhaitait-il se défaire ? On ne sait, mais Nino Frank évoque lors de son séjour à Saint- Benoît en 1923 des dossiers contenant « des correspondances précieuses du début du siècle, [et] quantité de lettres de Picasso et d’Apollinaire » (SECKEL Hélène, CARIOU André, Max Jacob et Picasso, catalogue de l’exposition de 1994, Paris, RMN, 1994, p. 200). Il est donc légitime de penser que Jacob a conservé plus de cinq lettres d’Apollinaire. Notons toutefois que le catalogue du libraire Lipschutz qui renseigne sur les lettres volées à Jacob en 1938 ne mentionne pas d’envois d’Apollinaire.

5 — HENRY Hélène, « Guillaume et Max », op. cit., p. 131.

6 — Apollinaire fait allusion aux difficultés éditoriales d’un « roman » de Jacob en 1912. Campa et Read suggèrent le Terrain Bouchaballe ou Œuvres burlesques et mystiques de Saint Matorel (p. 86 et 87 et p. 116, note 36). Il ne s’agit pas des Œuvres mais bien du Terrain Bouchaballe dont Jacob peaufine le manuscrit à Quimper depuis l’été 1912 (il parle dans une lettre à Jean-Richard Bloch de son « gros roman » avant de solliciter Picasso en décembre sur un titre à choisir dans une liste).

7 — Cet ensemble que j’ai consulté en mai 2010 se trouve dans la correspondance d’Apollinaire à la Bibliothèque Nationale : NAF 27145, ff. 227-233.


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Édités par l’association des Amis de Max Jacob, LES CAHIERS MAX JACOB — revue annuelle — sont publiés avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Centre, du Conseil Général du Loiret, de  la ville d’Orléans et de Quimper, de la Communauté de Communes Val d’Or-Forêt et du Centre National du Livre.

Les Cahiers Max Jacob sont présents chaque année, en octobre,  au Salon de la revue organisé par ENT’REVUES (espace des Blancs-Manteaux à Paris) grâce à l’aide de Livre Au Centre, agence régionale pour le livre en région Centre.